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La Lettre n° 83 | Dans les centres et les services | Disparition
par Alice Ingold

Hommage à Alain Dewerpe

« Celui qui, vivant, ne vient pas à bout de la vie, a besoin d’une main pour écarter un peu le désespoir que lui cause son destin (…) mais de l’autre main, il peut écrire ce qu’il voit sous les décombres, car il voit autrement et plus de choses que les autres, n’est-il pas mort de son vivant, n’est-il pas l’authentique survivant ? » Franz Kafka, Journal 19 octobre 1921.

Parler d’Alain Dewerpe ? C’est à lui que j’aimerais parler. Mais, à la différence de l’Alice de Lewis Carroll, je ne peux plus attendre que les oreilles du chat du Cheshire apparaissent. Au moins une.

En janvier 2005 je découvrais son manuscrit de Charonne. Durant l’été je relisais avec lui les dernières épreuves. Cette phrase, si souvent et uniment reprise depuis, « Si être le fils d'une martyre de Charonne ne donne aucune lucidité, il n'interdit pas de faire son métier d'historien », me gênait, me questionnait, je m’en ouvrais à lui. Il me semblait que tout son livre invitait à « sortir du martyr ». Je venais de relire les pages où Maspero l’éditeur écrit que son père n'a été ni une victime, ni un héros. Je repensais à ma propre réticence à accepter la distinction, qu’on aurait voulu faire dans ma famille parce qu’elle n’avait pas été faite sur le monument aux morts, entre les victimes des camps d’extermination et les résistants, morts aussi en déportation. Pourquoi avais-je du mal avec cette distinction ? Distinction, qui n’enlevait rien à l’horreur de l’extermination, la soulignait plutôt, traçant une ligne entre les victimes, qui n’avaient pas pu se soustraire à une politique systématique d’extermination, et les héros, qui avaient marché au-devant de la mort. Peut-être parce que j’avais le sentiment d’un mensonge dans ce qui m’avait été transmis - sans parole - d’une mort à la guerre, alors que c’était aussi une mort de misère et une impossibilité de la restituer, communes avec d’autres, même si elles n’étaient pas un destin familial ni communautaire. De quelles légendes inexprimées Alain avait-il dû se défaire pour tracer sa parole ? Pouvait-il éviter de s’interroger sur le sens de ces engagements –héroïques ?, engagements sans compter, qui l’avaient rendu deux fois orphelin et dans des circonstances similaires ?

Loin de ses territoires habituels de compétence, il avait fait son métier d'historien pour écrire une histoire qui était aussi, d’abord, la sienne. Sans doute, oui, il voulait qu’on la lise sans rien savoir de lui. Comme Perec, « une autre histoire, la Grande, l’Histoire avec sa grande hache », avait parlé pour lui, défaisant les histoires singulières. Que voulait dire alors faire son métier d’historien ? L’histoire n’avait-elle de validité que collective ? Ne pouvait-elle se faire qu’au-delà des gens, au-delà de ces manifestants de Charonne, que la mort seule avait fait sortir de l’anonymat ? Pourquoi fallait-il opposer ce métier d’historien aux interrogations essentielles de savoir d’où l’on vient ? Nos questions ne s’ancraient-elles pas dans nos histoires propres ? Loin d’être un aveuglement, cette souffrance n’est-elle pas une source, un moteur et une exigence de lucidité ?

Intimité volée d’une douleur devenue publique, étalée jusque sur la première page des journaux. Peut-être avait-il puisé là un certain goût du secret ? Ses amitiés en étoile, fragmentées, aveugles. Ces amitiés dont Arendt dit qu’elles ne sont pas dans l’infortune, mais dans le bonheur justement. Les amis à qui nous n’hésitons pas à montrer notre bonheur, et sur qui nous comptons pour partager notre joie. Et oui, j’aurais eu envie de rappeler ton enthousiasme juvénile pour les chandails de sailor et les équipements d’aventurier, ton plaisir à cuisiner, à manifester ensemble.

Les livres s’animent, s’avancent, comme un jeu de Kim qui dessineraient en creux la présence-absence d’Alain Dewerpe. Je me souviens de sa fermeté, son soutien, sa générosité, quand je m’étais trouvée à la Direction des Editions. La vie n’est pas un continuum.

Comment rendre compte de ce qui a été ? Une histoire se dit dans la réminiscence. Le souvenir accède à la parole « quand l’indignation et la colère qui nous poussent à l’action ont fait silence – et pour cela, il faut le temps ». Cette histoire ne soulage aucune souffrance. Le passé ne peut être défait, écheveau après écheveau. Mais elle permet de s’y accommoder. M’en déprendre.

Pensée en chemin d’un dialogue interrompu, mots qui se cherchent de ne pas trouver l’oreille du Cheshire cat.

Mais quand le Cheshire cat a disparu, il reste son sourire.