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La Lettre n° 83 | Dans les centres et les services | Disparition
Alain Dewerpe : mort d’un ami
Crédits : L. Dappe
par Jacques Revel

Alain Dewerpe : mort d’un ami

Tel que je l’ai connu, Alain Dewerpe était l’homme des longues fidélités : celle qu’il offrait en partage et celles dont il a été l’objet. Nous nous sommes rencontrés il y plus de quarante ans. Daniel Nordman, qui accompagnait alors sa formation d’historien, m’avait demandé d’intéresser quelques normaliens à ce qui se faisait alors en histoire moderne. J’ai tenté de le faire en donnant quelques séminaires devant un tout petit groupe d’étudiants. Ils avaient dix ans de moins que moi. Parmi eux s’imposait un trio attachant, enthousiaste, à dire vrai enthousiasmant : Alain Dewerpe, Jean Boutier, Philippe Boutry. Ces trois-là sont restés des amis à longueur de vie, et moi avec eux. Nous n’avons plus cessé de nous retrouver depuis lors et comme nous étions tous de bons élèves, nous nous sommes retrouvés dans des écoles : l’Ecole normale, l’Ecole de Rome et, pour finir, l’Ecole des hautes études. Nous nous moquions de nous-mêmes, à l’occasion.

Alain était un homme discret. Il était aussi un homme secret. Larvatus prodeo. Nous déjeunions, sans habitudes, ou bien encore il débarquait et il posait des questions dont il m’est parfois arrivé de comprendre le sens bien plus tard. Quelques fois, il livrait des pièces du puzzle : je me rappelle que nous avons longtemps parlé des romans de John Le Carré, qui nous passionnaient l’un et l’autre, avant que je comprenne qu’il travaillait sur le projet d’Espion, ce grand livre trop peu lu, et que je mesure l’ambition qui portait son projet. C’est ainsi encore que j’ai encore appris, il y a trente ans, qu’il réunissait, pièce après pièce, les éléments d’une étude sur la MOI qui lui tenait à cœur pour d’évidentes raisons, et qu’il n’a pas achevée. Ce qui en existe, s’il l’a conservé, doit se trouver dans un de ses tiroirs, comme il le disait. Car Dewerpe était rangé, il était méthodique. C’était un homme de fiches et de dossiers. Il croyait aux exigences et aux vertus du métier d’historien, comme il a tenu à le rappeler écrit au seuil de Charonne. Mais sa rigueur n’a pas pour autant bridé ses intérêts, moins encore son inventivité.

Car il a été l’historien de plusieurs histoires. Charonne est son livre le plus connu et c’est lui que citent la plupart des hommages qui se sont multipliés après sa mort. Il y a à cela des raisons que nous comprenons tous : outre la dimension personnelle, qu’il a toujours eu le souci de tenir à distance mais à laquelle il nous est impossible de ne pas penser, Charonne est un tour de force qui déploie toutes les ressources de l’enquête pour dire la vérité d’un événement, pour le faire parler ainsi que la mémoire qui s’attache à lui. C’est en même temps un acte politique majeur. Pour les gens de ma génération, celle qui a eu vingt ans à la fin de la guerre d’Algérie, le massacre du 8 février 1962, quelques mois après la tuerie du 17 octobre 1961, a marqué au fer rouge leur apprentissage politique. Mais c’est à la lecture du livre d’Alain Dewerpe, quarante ans plus tard, que nous en avons véritablement mesuré les enjeux, bien au-delà de ce qui nous mobilisait alors. « Anthropologie historique d’un massacre d’Etat » : le sous-titre doit être pris au sérieux. Car l’Etat, ses mystères, sa violence, les injonctions contradictoires dont il est porteur, a été au cœur de tout un pan de son œuvre. Espion (1994) nous engageait déjà à réfléchir sur ce qu’engage le « secret d’Etat ». Et l’on peut, sans forcer les choses, situer dans la même ligne son premier livre, écrit à trois avec Jean Boutier et Daniel Nordman : Un tour de France royal (1984), qui étudie le voyage de Charles IX et de sa cour dans la France des années 1560, déchirée par les guerres de religion, est bien un essai sur les rapports entre le pouvoir d’Etat et l’espace de la souveraineté.

L’autre investissement majeur d’Alain Dewerpe aura été l’histoire de l’industrialisation et du travail manufacturier puis industriel. Il a été l’un des premiers à s’intéresser à la proto-industrialisation, que l’on découvrait dans les années 1970. Il a ainsi étudié l’ « industrie aux champs » en Italie du nord (1985), puis, avec Y. Gaulupeau, les ouvriers de la manufacture d’Oberkampf à Jouy-en Josas (1990). Puis il s’est lancé dans une recherche de plus longue haleine encore sur la grande entreprise sidérurgique Ansaldo à Gênes. Il l’a conduite sur plus de trente ans, avec des interruptions, des moments de découragement, avant de la reprendre, avec l’intention d’en finir, ces dernières années. Nous attendons tous ce dernier livre. Mais Alain nous en a déjà laissé des pièces, en particulier un admirable article sur les espaces et l’organisation du travail industriel qu’il a donné aux Annales. Car l’industrie, l’entreprise, c’était d’abord pour lui un monde social, un monde conflictuel et réglé à la fois, une société à part entière à laquelle il a initié des générations d’étudiants.

Beaucoup le savent désormais : des ombres lourdes, des ombres douloureuses ont accompagné toute sa vie. Il n’en parlait presque jamais. Mais il arrivait à ce parisien impénitent d’évoquer la banlieue rouge, Montfermeil, la sociabilité des communistes et, toujours présent, le yiddishland. Dans ces moments, il était sérieux et drôle. Ainsi va la vie. De la sienne, il avait choisi de faire quelque chose de discret, d’élégant avec des allures de gentleman, un faux air de détachement et une ironie sans complaisance, sans cruauté. Alain souriait volontiers et c’est ce sourire que gardent ceux d’entre nous qui l’ont aimé.