Navigation – Plan du site
La Lettre n° 83 | Dans les centres et les services | Disparition
Le monde, le travail, le collectif
par Patrick Fridenson

Le monde, le travail, le collectif

L’intérêt scientifique d’Alain Dewerpe était pour le monde. En témoignent deux livres issus des plus belles thèses qu’il a dirigées. L’un porte sur le Japon en pleine ouverture sur l’Occident : Elisabeth de Touchet, Quand les Français armaient le Japon. La création de l’arsenal de Yokosuka 1865-1882, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2003 (qui a obtenu le prestigieux prix Shibusawa-Claudel). L’autre porte sur l’Inde au temps de l’industrie de substitution aux importations : Dilip Subramanian, Telecommunications Industry in India. State, Business and Labour in a Global Economy, New Delhi, Social Science Press, 2010. Auparavant en juillet-septembre 1991 il avait dirigé avec bonheur un numéro spécial de la revue d’histoire Le Mouvement Social sur « les ouvriers européens de la navale », un titre qui masquait une confrontation entre stratégies patronales, aspirations ouvrières et politiques étatiques où l’on passait de l’Ecosse à l’Italie, de l’Allemagne à la Suède et à la Provence. Lorsque, critique à l’égard du discours sur la convergence comme figure imposée du discours sur la globalisation et ressentant le manque à l’Ecole d’un enseignement systématique sur les voies multiples des développements à l’international des entreprises depuis le XVIIIe siècle, j’avais eu l’idée d’y consacrer un séminaire spécialisé, c’est tout naturellement vers Alain Dewerpe que je m’étais tourné comme partenaire. Pendant 5 ans, de 2002 à 2006, sous deux intitulés de sa plume successifs et complémentaires: « Nation et production : qu’est-ce qu’un « style national » dans l’industrie ? (XVIIIe-XXIe siècle) » puis « L’international. Autour d’une histoire longue des formes mondialisées de l’industrialisation », nous avons travaillé ensemble. Sans nous limiter aux firmes multinationales, en cartographiant toutes les formes d’extensions, de connexions, de circulations économiques, techniques, financières à l’échelle du monde, que l’on parte de l’Occident ou de l’Asie. Toujours appuyées sur un texte à l’écriture subtile, ses interventions mêlaient une énorme connaissance des travaux étrangers, un appui sur ses propres recherches non publiées, une capacité aiguë pour la synthèse ample, des hypothèses et des questionnements hardis dont beaucoup ont été des inspirations directes pour les recherches des participants du séminaire. Mais toujours affleurait le souci de construire une autre compréhension du monde : histoire comparée, aurait dit Marc Bloch, histoire mondiale, aurait dit Lucien Febvre, histoire globale ou transnationale, dit-on maintenant, tels étaient les différents claviers sur lesquels il jouait sa partition. Les débats avec les invités étrangers de l’Ecole ou avec les participants du séminaire montraient sa capacité à absorber les idées nouvelles et à dialoguer avec des points de vue différents du sien. Les comptes rendus d’enseignement parus dans l’Annuaire de l’Ecole constituent une trace très succincte de cette expérience formatrice et enrichissante pour tous. A certains égards, et sans que cela soit artificiel, on peut faire la jonction avec son livre le plus surprenant : Espion. Une anthropologie historique du secret d’Etat contemporain, Paris, Gallimard, 1994. Même si son inspiration est autre et se rattache à celle qui marque ensuite le grand livre sur Charonne, ce livre très complexe et plein de fulgurances, auquel il restait légitimement très attaché, avait comme un de ses fils directeurs la constitution de poches d’informations ou de connaissances de toute nature fermées aux yeux des étrangers, y compris en matière économique, et la mise en place d’organisations équipées pour leur effraction ou, au contraire, leur défense. En décembre 2014, vingt ans après, dans le cadre d’un séminaire annuel sur « Communications, lien social et rapports dans les régimes autoritaires au XXe siècle », Larissa Zakharova et moi l’avions invité à intervenir derechef sur le secret d’Etat. Je vois encore l’extrême intérêt que son propos avait suscité chez des étudiants en majorité spécialistes des pays d’Europe de l’Est.

L’industrialisation avec non sur ses marges mais en son cœur le travail était un de ses territoires d’historien féru des autres sciences sociales. Il y avait consacré une importante part de ses recherches. Il avait d’abord œuvré à la reconnaissance de la contribution des paysans à la proto-industrialisation avec son livre sur « l’industrie aux champs » en Italie septentrionale (1985), contribué à modifier la vision de la première industrialisation avec le livre avec Yves Gaulupeau sur les ouvriers de la manufacture d’Oberkampf à Jouy-en-Josas (1990). Il est rare que le même historien puisse étudier aussi bien les champs que l’usine. Tel était pourtant le cas d’Alain Dewerpe. Il y a 30 ans il était passé à la seconde industrialisation, en examinant à la loupe les stratégies, les structures, les produits et les rapports sociaux de la grande entreprise de chantiers navals et de grosse mécanique Ansaldo à Gênes entre 1880 et 1920. Fin mars, il me disait qu’il voyait le bout du livre qui devait succéder à ses différents articles sur le sujet. Son séminaire de cette année accompagnait la rédaction et articulait de façon très dense les diverses dimensions macro et micro de la dynamique historique de l’usine : « par exemple : agent économique ou micro-société, forme neuve ou de réemploi, trou noir ou lieu stratégique de l’innovation ». On se souviendra aussi de son usage pionnier de la photographie comme source pour comprendre les changements de l’organisation du travail dans l’usine, avec deux articles qui ont fait date sur Ansaldo dans les Annales ESC en 1987 et sur Citroën dans Ventesimo Secolo en 1992. Alain Dewerpe ne séparait pas la recherche de la synthèse pour les étudiants et le public cultivé. Il avait donné en 1989 un « Cursus » sur Le monde du travail en France (1800-1950) et en 2001 un « Que sais-je ? » remplaçant un ancien titre devenu obsolète, Histoire du travail. Chacun de ces deux livres est un tour de force, dont l’idée en avait fait reculer plus d’un. On y lit le vif intérêt de l’auteur pour le droit comme pour les technologies, ainsi que l’influence de l’économie des conventions. Ces recherches et ces synthèses se sont prolongées dans sa longue participation au séminaire initié par Maurice Aymard sur les formes de la mise au travail et, en particulier, du salariat, co-animé par Mathieu Arnoux, Jérôme Bourdieu, Jean-Yves Grenier et Gilles Postel-Vinay (voir leur contribution dans la présente Lettre).

Mais cet historien si original, si personnel dans sa façon de travailler et d’écrire, avait su aussi donner toute sa mesure en tant qu’animateur du collectif. On pense ici bien sûr à son activité de 7 années comme directeur des Editions de l’Ecole, et à l’élan qu’il leur a donné. On pense également aux trois années éprouvantes (2005-2007) qu’il avait accepté de passer à Jourdan à la demande de la Présidence de l’EHESS (et, je dois le reconnaître, sur ma suggestion) pour améliorer le fonctionnement de la spécialité Enquêtes, terrains, théories (à dominante sociologique) du master EHESS-ENS et de l’équipe de recherche du même nom du Centre Maurice Halbwachs. Il était la seule personne qui pouvait le faire, il l’avait fait, mais il en gardait le profond sentiment qu’une partie du monde étudiant et universitaire lorsqu’il n’y a pas un cadre partagé et donnant toutes les garanties est susceptible de tourner le dos aux valeurs qu’elle proclame pourtant haut et fort. On pense enfin à la toute récente expérience de sa présidence du jury d’une section du Conseil européen de la Recherche sur The Study of the Human Past (2008-2011). Ce n’était pas l’attribution de fortes sommes à une recherche en sciences sociales qui ne saurait se satisfaire d’une pauvreté monastique ou bien les tours et détours du sérail universitaire international toujours à la recherche de décisions et de majorités qui l’y intéressaient, c’était la découverte de projets originaux, l’appartenance à une autre communauté que celles dans lesquelles il s’était inséré successivement sans rupture et sans vanité (la khâgne d’Henri IV, l’ENS, l’Ecole de Rome, l’EHESS), la mise en comparaison des projets français avec ceux d’autres pays, l’émergence de véritables projets reposant sur une coopération entre équipes de pays différents. J’ai reçu un témoignage d’un professeur d’une autre spécialité qui dit l’ouverture intellectuelle, l’équité et la capacité à forger des consensus innovants qui ont caractérisé Alain Dewerpe comme président.

Nos liens reposant sur des intérêts scientifiques convergents avaient été renforcés depuis 2011 par la proximité de nos bureaux au France et par de multiples conversations brèves chaque semaine. Aujourd’hui le vide de sa place dans le bureau 451 contraste avec le plein qui était celui de sa page web sur le site du Centre de Recherches Historiques. Le temps n’effacera pas l’image d’un homme fidèle en amitié, fort dans ses convictions, sans ambiguïté dans ses rapports toujours très écoutés sur les candidatures à des recrutements lors de l’Assemblée des enseignants, délicat dans son humour, constant dans ses indignations. Quant à son oeuvre, dont il ne m’appartenait ici que d’évoquer un volet, elle continuera longtemps à parler pour lui.