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La Lettre n° 65 | Échos de la recherche
Denis Laborde, élu directeur d’études par l’assemblée en juin 2013

Anthropologie de la musique

par Denis Laborde, élu directeur d’études par l’assemblée en juin 2013

Ancien élève du Conservatoire national supérieur de musique de Paris, Denis Laborde a été musicien avant de se former à l’ethnomusicologie à l’EHESS, avec Maguy Pichonnet-Andral et Jacques Cheyronnaud. Sous la direction de Nicole Belmont, il a soutenu une thèse sur l’improvisation poético-musicale du bertsulari basque. Il a ensuite dirigé la rédaction de la revue Ethnologie française avant d’entrer au CNRS. Ses travaux sur la critique et les affaires de blasphème (avec Jeanne Favret-Saada, J. Cheyronnaud, E. Claverie et Ph. Roussin) l’ont conduit à s’intéresser à Jean-Sébastien Bach et à la question d’une « grammaire musicale du blasphème » dans la Passion selon Saint-Matthieu. Il a prolongé ces travaux dans l’exposition Iconoclash, Beyond the Image-Wars in Science, Religion and Art (ZKM de Karlsruhe, 2002 ) et dans la publication éponyme (Harvard University Press, dir. Peter Weibel, Bruno Latour). Ce fut le début d’une longue collaboration avec l’Allemagne, qui l’a conduit à la Mission historique française de Göttingen (dirigée par Pierre Monnet puis par Christophe Duhamelle) et au Centre Marc Bloch de Berlin (dirigé par Pascale Laborier puis Patrice Veit). Directeur de recherche au CNRS, il est aujourd’hui membre du Centre Georg Simmel après avoir été membre du LAIOS. Son projet d’anthropologie est centré sur l’épreuve de coordination qui constitue l’activité musicale, quels que soient les styles de musique mis en jeu. Son projet tient en effet à distance des clivages entre genres et cherche au contraire à mettre en lumière la continuité des problèmes posés dans différentes régions des sciences de la musique. En faisant de l’observation participante l’outil privilégié de ses enquêtes, il étudie la fabrication de musique selon trois thématiques :

  1. L’improvisation et la description de l’action musicienne ;
  2. Lieux de musique et dynamiques d’urbanisme ;
  3. Création d’un pôle de recherche « Musiques du monde ».

La question de l’improvisation prolonge ses travaux sur l’art du bertsulari basque puis sur le jazz (Thelonious Monk, Keith Jarrett). Pour D. Laborde, tout improvisateur élabore des stratégies qui transforment cet « art de la spontanéité » en art de la mémoire et en jeu d’adresse. L’habileté d’un improvisateur se mesure à sa capacité à puiser dans la situation des ressources pour son improvisation. Agir, c’est traiter une situation et l’on ne peut dans ce cadre séparer dispositif perceptuel et cognition. Dès lors, la virtuosité est inséparable du travail d’imputation de virtuosité. Cette assignation statutaire s’analyse dans les descriptions de l’action musicienne. Ce travail se poursuit dans deux directions. La première approfondit le dialogue engagé avec les théories computationnelles de l’esprit, notamment la théorie des modèles mentaux de Philip Johnson-Laird (« How Jazz Musicians Improvise », Music Perception, 2002). La seconde questionne la description : que décrivons-nous lorsque nous décrivons l’action d’un improvisateur au piano ? Ouvert à propos de Thelonious Monk, puis de la virtuosité de Georges Cziffra et Glenn Gould, ce dossier nourrit une collaboration engagée avec le philosophe Alessandro Bertinetto (Freie Universität Berlin) sur le thème de l’action située, des capacités d’arrière-plan et des affordances d’action.

Son deuxième chantier porte sur la Philharmonie de Paris (Jean Nouvel, 2014) et sur les dynamiques urbaines nées de l’implantation de lieux de musique. Il prolonge le séminaire Lieux et espaces de musique (P. Veit, M. Werner), les Lieux de Musique du Festival d’Automne (depuis 2006) et le séminaire international Lieux scéniques à Berlin et à Paris (Berlin, nov. 2011). Le coup d’éclat de Hans Scharoun (Berlin, 1963) a fait des philharmonies contemporaines des icônes architecturales portées au cœur du combat que se livrent nos métropoles sur la scène mondialisée des équipements culturels. Or, ces lieux de conservation d’un répertoire symphonique sont aussi des instruments d’aménagement urbain. Décider d’implanter une philharmonie à la Porte de Pantin alors que s’ouvrait le chantier de rénovation de la Maison de la Radio (Architecture Studio, 2013), c’est anticiper un déplacement vers le nord des publics de musique concentrés dans l’ouest parisien. En bordure du périphérique, la philharmonie jouxte une zone de friches mutables issues de la désindustrialisation qui constituent une réserve foncière en cours de valorisation (Campus Condorcet Aubervilliers, Cité du cinéma, Cluster de la Création de Plaine Commune). Ce défi urbain est relayé par un défi technique et artistique : la philharmonie est la première salle en vignoble modulable, donc ouverte à toutes les musiques. En dialogue avec Laurent Bayle et en collaboration avec Karine Le Bail, Claire Guiu et Michael Werner, il mène l’enquête à partir d’une analyse situationnelle de la fabrication de musique selon une méthodologie participante éprouvée dans son travail sur l’opéra Three Tales (Steve Reich, 2002) ou le tryptique …Auf… de Mark Andre (Berlin, 2009). Il scrute les effets induits sur le travail de création par les réorganisations successives des institutions, les « grands projets » culturels, les nouveaux publics et la dynamique du « Grand Paris » dans une perspective comparative : nouvelles stratégies de programmation de la Philharmonie de Berlin, construction de l’Elbphilharmonie sur le Kaispeicher A du port de Hambourg (Herzog et de Meuron, 2014).

En troisième lieu, D. Laborde travaille à la création d’un pôle de recherche sur les musiques du monde. Les enquêtes collectives qu’il a dirigées sur le Festival de l’Imaginaire (Paris), sur Villes des musiques du monde (Aubervilliers), sur Creole, Weltmusik aus Deutschland (Berlin) ont créé une dynamique que les Universités d’été de Berlin, l’Atelier franco-allemand d’analyse des festivals de Musiques du Monde et le projet Transregionale Studien (Wiko, Berlin) ont amplifié. Cette dynamique franco-allemande ouvre la possibilité de structurer un pôle international à partir de trois terrains : le festival Villes des musiques du monde (Aubervilliers), l’atelier de création transculturelle de la Fondation Royaumont (dans le cadre de la convention avec l’EHESS), le projet Demos, Création d'orchestres de jeunes dans les quartiers difficiles (Cité de la Musique). Pour D. Laborde, cette forte dynamique sociale, qui lie musiques du monde et migration, permet de faire retour sur notre propre discipline, notamment sur les ontologies musiciennes à l’œuvre dans nos démarches de connaissance. Si l’on voit la musique comme un outil de production d’altérité, ne faut-il pas considérer que la légitimation des « musiques du monde » marque un arraisonnement esthétique symétrique de l’arraisonnement graphique décrit par Jack Goody ? Lorsque les opérateurs culturels évoquent « la beauté » des musiques du monde, n’évoquent-ils pas la beauté qu’ils prêtent à leur propre conception de la diversité du monde ?