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La Lettre n° 65 | Échos de la recherche
Antonella Romano

Sciences, savoirs et religions : L’Europe catholique et le monde moderne

par Antonella Romano, élue directrice d’études par l’assemblée en juin 2013

Le travail que j’entends développer dans les prochaines années propose une enquête d’histoire des sciences et des savoirs sur le type de connaissances qu’appelle l’entreprise européenne d’une conquête spirituelle du monde à l’époque moderne. Cette enquête s’inscrit dans la continuité d’un parcours d’enseignement et de recherche inauguré par une thèse sur l’enseignement des mathématiques dans les collèges jésuites au temps de la Contre-Réforme, et poursuivi au CNRS d’abord (Centre A. Koyré), à l’Institut Universitaire Européen ensuite (chaire d’histoire des sciences), dans le cadre de séminaires et de travaux individuels et collectifs, qui ont porté sur la mission savante entre Europe, Amérique et Asie. Je poursuis actuellement une recherche sur la mise en œuvre missionnaire de l’universalisme chrétien dans un moment charnière de sa reformulation, le 16e siècle. Pour ce faire, je propose un double déplacement qui contribue aussi au recentrage de la réflexion sur la catégorie historiographique de Renaissance : des jésuites à tous les ordres engagés dans la conquête spirituelle, de Rome à une catholicité intégrant aussi les empires ibériques. Un manuscrit est en cours de révision en vue d’une édition imminente : Roma Sinica. L’Europe catholique et la découverte de la Chine (1550-1670) (titre encore provisoire).

Au centre de ce projet se trouve donc la question du rapport entre sciences, savoirs et religions, telle qu’elle émerge des sources missionnaires et que je décline à travers une série d’interrogations : quels types de savoirs sont-ils au centre de leurs écrits ? À partir de quelles références intellectuelles et culturelles, les missionnaires abordent-ils les mondes dont leurs textes rendent compte ? De quelles manières, l’expérience de terrain et le travail d’évangélisation imposent-ils à leurs lectures, des régimes de savoir distincts de ceux qu’ils représentent ? En d’autres termes, comment les acteurs et les savoirs locaux interviennent-ils dans les diverses reconfigurations, en Europe, de la grammaire d’un monde élargi à ses quatre parties ?

Ce programme participe au renouvellement des études sur le développement de la science moderne, tel qu’il a été promu, depuis une vingtaine d’années, par les historiens des sciences et des savoirs, et qui propose une critique du grand récit de la « révolution scientifique » et de ses origines européennes. On s’est plus particulièrement intéressé jusqu’ici à certaines catégories d’acteurs de cette histoire, savants, administrateurs coloniaux ou marchands. Mon propre projet se propose d’analyser les modalités à travers lesquelles l’expérience européenne d’évangélisation du monde a contribué à la stabilisation du binôme sciences/religions, dont les sciences sociales que nous pratiquons sont toujours les héritières. En mettant au cœur de la recherche les missionnaires, on intègre la perspective théologique dans l’étude d’un type de discours savant et de ses pratiques, alors que celui-ci se confronte, dans le long 16esiècle, à des sociétés régies par d’autres types de relations entre le sacré et le profane, que l’écriture missionnaire traduit à travers des catégories telles que religieux, superstitieux, idolâtre ou hérétique.

Le projet que je soumets est comparatif. Il s’appuie sur des dossiers qui confrontent des terrains d’évangélisation distincts, le monde mexicain et le monde chinois, principalement. Un tel choix vise à mettre en lumière la complexité du jeu de l’échange dans lequel sont pris les missionnaires, entre leur obédience religieuse (les ordres franciscain, augustinien, dominicain et jésuite principalement), et leurs affiliations politiques, que ce soient les couronnes espagnole et portugaise, ou les empire des Ming, puis des Qing. Il vise aussi interroger la pluralité des rapports d’interlocutions avec des mondes de l’écriture, de l’idéogramme ou du pictogramme, ainsi que le rôle de médiateurs d’agents locaux aux statuts sociaux divers. Il envisage ainsi les différents récits que produisent ces interactions, « traités », « narrations », ou « histoires naturelles », et qui rendent compte de l’instabilité, à la Renaissance, des régimes européens des savoirs qui gouvernent l’écriture de l’histoire.

Ce programme de recherche vise à intéresser des anthropologues, des philosophes, aussi bien que des spécialistes des mondes européens, asiatiques et américains. Il s’appuiera sur un séminaire de recherche dans le cadre duquel je souhaite poursuivre une collaboration active avec les doctorants et post-doctorants intéressés par ces thèmes, et sur des programmes collectifs de travail, qui combinent débats méthodologiques et recherche empirique.