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La Lettre n° 64 | Échos de la recherche
Christelle Rabier, élue maître de conférences par l’assemblée en juin 2013
Crédits : Laurent Dappe

Histoire de la médicalisation européenne, XIVe-XIXe siècles

par Christelle Rabier, élue maîtresse de conférences par l’assemblée en juin 2013

On trouve au British Museum une œuvre pour le moins originale, emblématique du projet de recherche que j’ai élaboré. D’une longueur de treize mètres, sur environ deux de large, elle met en scène la vie d’un couple, par des photographies, des documents manuscrits et des commentaires, mais surtout par les 28 000 médicaments que la femme et son époux ont absorbés pendant leur vie, médicaments sertis dans du nylon diaphane. Ces pilules colorées représentent ce que chaque Anglais s’administre comme remède, entre le berceau et la tombe : de la vitamine K à la chimiothérapie, en passant, pour la femme, par les pilules contraceptives et les hormones de substitution. Plus que l’expérience de la maladie à deux, l’ampleur de la couverture médicale publique au Royaume-Uni ou encore la puissance de son industrie pharmaceutique, Cradle to Grave donne à voir la croyance qu’ont développée les Européens dans la médecine depuis la fin du Moyen Âge. Entre le XIVe et le XVIIIe siècle, le périmètre de la médecine s’élargit en développant un des plus puissants systèmes de croyance contemporains. Soutenu par des industries florissantes et de nombreux métiers du soin, coordonnés par les pouvoirs publics, il atteint si profondément l’existence des personnes qu’il ne suscite pas seulement la confiance des malades envers ses techniques, mais aussi une forme de dépendance, comme le suggère Cradle to Grave. C’est l’adoption de la croyance à un système technique que je définis sous le terme de « médicalisation ».

Le choix de ce concept représente un hommage aux intuitions de Michel Foucault : selon lui, la médicalisation caractérise l’emprise sociale et politique de soignants, et d’institutions du soin sur les populations européennes. Le philosophe en décline les conditions de possibilité à deux échelons politiques : l’État, qui enquête sur les conditions sanitaires de ses populations et définit la formation des praticiens médicaux ; la ville, qui transforme les conditions sanitaires des individus. Pour autant, Naissance de la clinique (1963) datait les débuts de la « modernité médicale » à la révolution française : c’est cette périodisation, encore inchangée, que ma pratique de l’histoire comparée à l’échelle européenne met en cause. En démarquant la notion de l’acception de « contrôle social par la médecine », la médicalisation, à mon sens, se doit d’intégrer pleinement les acteurs eux-mêmes – soignés, soignants et gouvernants ; hommes, femmes et enfants – qui ont participé et adhéré à ce processus englobant, façonnant collectivement une des dimensions de la respublica européenne. En s’arrêtant à l’orée du xixe siècle, mon projet fait des techniques médicales, de leur appropriation et de leurs circulations, une des clefs du processus de médicalisation. L’espace que j’entends explorer est le continent européen dans son ensemble, sans exclure les prolongements coloniaux, qui ont bien participé à l’histoire européenne. J’y observe en priorité l’échelle urbaine de cette histoire, après la saignée démographique de la peste noire, qui a décimé près de la moitié de la population européenne entre 1347 et 1352 : elle fut aussi un moment fondateur, politique et moral, du rapport à la maladie et à sa prise en charge. De cette matrice sont nées différentes formes de l’économie politique du fait médical en Europe.

Mon étude de la médicalisation procède du concept de « transaction médicale ». Par ce terme, j’entends une relation entre un individu ou un groupe d’individus – les « soignants » – et un individu ou un groupe d’individus – les « patients » – qui met en œuvre des savoirs et savoir-faire, de l’information, des biens et des services, des normes et des valeurs, comme un règlement économique, direct ou indirect. Le choix du terme de « transaction médicale » invite à réexaminer les relations sociales à l’œuvre, en explorant l’ensemble des métiers et des groupes sociaux qui exercent la médecine. Contrairement à celui d’« acte médical », il caractérise non seulement les techniques pour déchiffrer et traiter le corps malade, mais également le cadre social et institutionnel de son exercice. Le concept enjoint d’explorer le mode économique d’existence de ces relations, marchandes ou non, leur segmentation et leur mise en système au sein d’un marché. Il propose plus largement de prendre en compte l’ensemble des aspects symboliques et moraux et les institutions ou « règles du jeu » qui participent à leur donner sens. Parmi elles, les formes politiques jouent un rôle spécifique, en venant stabiliser au moins partiellement, des pratiques et des normes. À une échelle donnée, l’ensemble des transactions médicales forment des configurations au sein desquelles évoluent techniques et produits et se déterminent clients et praticiens ; l’étude conjointe de leur constitution, de leur transformation et de l’imbrication des temporalités sur lesquels ces processus s’exercent vise ainsi à expliciter comment se fabrique la médecine d’une époque.

Ce projet d’histoire entend prolonger le dialogue noué avec les économistes, les anthropologues et les sociologues à l’occasion de travaux précédents sur les procédures d’expertise ou les techniques médicales. Il invite à réfléchir sur l’importance du temps long dans la construction de ce fait social contemporain qu’est la croyance médicale, à partir des propositions de la sociologie historique pratiquée par Max Weber, Norbert Elias et Karl Polanyi. Cette exploration, toutefois, est aussi une histoire comparée, en ce que celle-ci met au cœur de cette sociologie une étude des régimes d’historicité localisés dans le temps et dans l’espace : c’est dans leur observation croisée, en particulier au cours d’enquêtes collectives, que l’on peut comprendre comment se sont construits les systèmes techniques médicaux dont nous héritons.