Navigation – Plan du site
La Lettre n° 64 | Échos de la recherche
Barbara Carnevali, élue maître de conférences par l’assemblée en juin 2013
Crédits : Laurent Dappe

Esthétique sociale : Théorie et histoire du prestige

par Barbara Carnevali, élue maîtresse de conférences par l’assemblée en juin 2013

Dans quelle mesure une société humaine peut-elle être étudiée dans une perspective esthétique ? Pour introduire cette question, nous pouvons évoquer des notions appartenant aux sciences sociales (représentation, cérémonial, style de vie, distinction, mode, etc.) qui, dans la mesure où ils se réfèrent aux aspects sensibles, qualitatifs et formels de la vie sociale, relèvent de la dimension esthétique au sens le plus propre du terme. Ce qui implique de reconnaître que la perception que les sujets sociaux ont les uns des autres, ainsi que les techniques, conscientes ou inconscientes, avec lesquels ils façonnent leur image sociale, contribuent de manière essentielle à la définition de leur identité et de leur monde.

 

Cette hypothèse part d’une interprétation renouvelée de la pensée de Jean-Jacques Rousseau, qu’elle associe notamment aux héritages de Georg Simmel, Erving Goffman et Pierre Bourdieu. Elle vise à définir le domaine et les enjeux d’une esthétique du social, opérant à travers un renvoi mutuel entre les compétences des sciences sociales et celles de la connaissance esthétique. La question du prestige, concept clé des sciences sociales, que je conçois comme le statut social représenté sous forme sensible dans l’espace public, est au centre de ce projet : elle pose le problème cardinal de la fonction des apparences sensibles dans la représentation de la valeur sociale, dans l’édification des grandeurs et dans les rapports de pouvoir.

 

Déclinant cette approche dans une perspective à la fois théorique et historique, mon projet s’organise selon trois axes :

I. Dans une perspective méthodologique et généalogique, l’élaboration de mon approche « esthético-sociale » empruntera deux voies :

  • l’étude de la perception sociale articulant différentes traditions de recherche (phénoménologie, sciences cognitives, histoire de l’art…) ;
     
  • l’étude des techniques qui prennent en charge le façonnement de la dimension sensible du social (des arts de la présentation de soi aux règles du tact et de la diplomatie politique). Ce volet comportera une réflexion sur la question de la critique sociale (différences et rapports entre « physiologie » et « pathologie » de la spectacularité et de l’esthétisation sociales) et sur la différenciation disciplinaire qui, à partir du XVIIIe siècle, avec la naissance simultanée de l’économie politique et de l’esthétique, a produit l’opposition entre l’utile et le beau, le nécessaire et le gratuit, l’intérêt et le désintérêt.

 

II. Le rapport entre esthétique et société sera aussi problématisé sous forme théorique, à l’aune des questions de la reconnaissance et du prestige. Les axes principaux de mon analyse seront :

  • la question de la représentation sensible de la valeur sociale à travers les signes de reconnaissance (gestes, mots, symboles, cérémoniaux, titres, trophées) et l’idée d’une « économie des honneurs » ;
  • la définition esthétique de l’espace public ;
  • l’analyse du prestige en tant que pouvoir esthétique, force opérant sur la sensibilité par ses modalités particulières d’action, comme la suggestion, la rhétorique verbale et visuelle, la publicité ;
  • le rôle des arts, majeurs et mineurs, dans l’ennoblissement et l’appauvrissement de la réalité sociale sensible.

 

III. La question esthético-sociale sera également développée historiquement par l’analyse d’une série de cas concrets, parmi lesquels :

  • les représentations de la « vie bourgeoise » et de la vie posthume du prestige aristocratique, de Proust au Guépard ;
  • les formes de l’esthétisme social (dandysme et snobisme) en France et dans le monde anglo-saxon au XIXe siècle ;
  • les oppositions symboliques entre homo aestheticus et homo oeconomicus ainsi qu’entre art et société comme tendances à concevoir un conflit entre l’aliénation de la vie moderne et l’authenticité de la vie artiste (du Wilhelm Meister de Goethe aux avant-gardes) ;
  • le rôle joué par les styles de vie, les représentations identitaires et la subversion des codes esthétiques socialement admis dans les « esthétiques de l’existence » (de Baudelaire à Foucault) et dans les contrecultures contemporaines.

 

Sur la base de ce programme de recherche, je développerai un enseignement qui explorera les enjeux de l’indiscernabilité de l’esthétique et du social en privilégiant une approche résolument interdisciplinaire, articulant constamment réflexion théorique et études de cas empiriques.