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La Lettre n° 56 | Échos de la recherche
Claudia Damasceno Fonseca, élue directrice d’études par l’assemblée des enseignants en juin 2012
Crédits : Irène Zamfirescu

Espaces et sociétés au Brésil : Villes, foncier, territoires, paysages. Approches régionales et comparatives (XVIe-XXIe siècles)

par Claudia Damasceno Fonseca, élue directrice d’études par l’assemblée des enseignants en juin 2012

Le fait d’ériger l’espace comme l’objet central de mes recherches est une démarche qui m’a toujours parue « naturelle » du fait de ma triple formation, d’architecte et urbaniste, de géographe et d’historienne, acquise au Brésil et en France. Dès mes premiers travaux je me suis intéressée à la question de la morphogenèse des formes urbaines et des territoires, ainsi qu’à leurs représentations textuelles, cartographiques et iconographiques. Ma thèse de doctorat en histoire (soutenue en 2001) portait sur le processus d’urbanisation du Minas Gerais, zone aurifère de l’hinterland brésilien qui fut colonisée notamment à partir du début du XVIIIe siècle, et dont la formation sociale fut très marquée par l’esclavage et par le métissage. Par la suite, en tant que maître de conférences à l’Université Sorbonne Nouvelle (2002-2012), j’ai participé à plusieurs projets collectifs qui m’ont permis de poursuivre des enquêtes ouvertes pendant le doctorat : « les mots de la ville » et le lexique territorial luso-brésilien, la « naissance et renaissance » des villes minières et leur mise en patrimoine, la cartographie historique, la formation du maillage ecclésiastique, les représentations savantes de l’histoire et de la géographie de l’Amérique portugaise.

Mon projet de recherche et d’enseignement se situe dans le prolongement d’une enquête initiée en 2009-2011, dans le cadre d’une délégation au CNRS (UMR 7227-CREDA) et d’un Projet Exploratoire Premier Soutien (PE/PS, INSHS-CNRS). J’ai alors entrepris une étude de cas « pilote » pour la création d’un SIG (système d’information géographique) afin d’étudier les liens entre propriété foncière, morphogenèse des villes et formation des communautés urbaines au Brésil au cours de la période coloniale et de la première moitié du XIXe siècle. J’ai fait le pari que l’analyse des sources foncières pourrait permettre de mieux cerner les articulations complexes qui s’établissent entre les acteurs de la ville au quotidien, et de produire une histoire urbaine qui soit mieux connectée à l’histoire sociale, économique et politique ainsi qu’à la géographique historique – ces différentes approches étant rarement associées dans les travaux sur l’histoire brésilienne. La question de la terre constitue une entrée féconde pour aborder la formation sociale et territoriale du pays de façon diachronique ; en effet, loin de n’être qu’une préoccupation d’historiens, les limites foncières, juridictionnelles et fiscales anciennes sont des structures « rémanentes » de l’espace brésilien : elles resurgissent à tout moment dans ses villes et campagnes, et constituent parfois des contraintes et des enjeux sociaux et politiques bien réels.

La reconstitution du parcellaire des espaces urbains et périurbains coloniaux et l’étude de ses transformations au long du temps se font sur la base de sources foncières textuelles (non cartographiées), et notamment des tombos, documents similaires aux compoix français, dont la plupart date du XVIIIe siècle et concerne les villes du Minas Gerais. Les tombos sont des sources rares et d’une richesse exceptionnelle car elles fournissent des informations spatiales et sociales permettant d’étudier les communautés coloniales par le bas. Cette expression, proposée par Jacques Revel, est à entendre ici dans deux sens complémentaires. Le premier est figuré, et consiste à s’intéresser aux protagonistes « mineurs » de la construction des espaces et des territoires ; au lieu de considérer seulement les institutions et les représentants du pouvoir (civil et religieux, local et royal) ayant des attributions en matière « d’urbanisme » et de contrôle foncier, il s’agit, au contraire, de s’intéresser à l’ensemble des habitants, y compris les groupes dits « subalternes » - blancs pauvres, femmes et hommes affranchis, esclaves. Étudier la propriété foncière permet d’avoir un angle d’approche original de ces groupes situés en bas de l’échelle sociale, et de mieux comprendre comment les réalités quotidiennes, les stratégies économiques et politiques individuelles, ainsi que les divers types de liens et de réseaux sociaux ont contribué à façonner les villes coloniales. Le deuxième sens, plus littéral, est lié au premier : il s’agit d’appréhender le processus de construction de la ville « au ras du sol», en accordant sa véritable importance à l’acte liminaire de la formation de tout établissement humain : la prise de possession de la terre, individuelle ou collective (ordres religieux, confréries, municipalité), reconnue ou non par les voisins et par les autorités. La donnée foncière fonctionne comme une sorte de « sonde » qui permet d’identifier des personnages dont les trajectoires méritent d’être retracées - du fait de leur valeur de représentativité d’une certaine « catégorie possédante » ou du rôle qu’ils ont joué dans la construction du paysage citadin.

En poursuivant l’effort de construction du SIG historique, mon projet consiste, d’une part, à intégrer des nouvelles données empiriques (issues d’archives municipales, notariales, paroissiales) afin étudier les dynamiques spatiales et sociales de plusieurs villes du Minas Gerais et d’autres régions de l’Amérique portugaise. L’enquête s’inscrivant sur la longue durée (un ou plusieurs siècles, selon les villes) et mobilisant des données lacunaires, parfois imprécises, et réparties de façon inégale dans le temps, il est nécessaire de mener une réflexion sur les méthodes de traitement, de modélisation et de visualisation des informations qui seraient les plus pertinentes du point de vue scientifique et technique, et capables de rendre explicite la part d’incertitude que comporte toute reconstruction géohistorique. D’autre part, j’effectuerai des études comparatives sur d’autres terrains coloniaux. Je m’intéresserai notamment aux rapports entre les statuts sociaux des habitants, la propriété foncière et les appartenances territoriales ; en effet, les implications sociales et politiques de la résidence dans une communauté urbaine – ce qui en Amérique hispanique est associé à la notion de vecino ou « citoyen » – est une question qui n’a pas encore assez retenu l’attention des historiens brésiliens. Cette partie du projet sera réalisée dans le cadre de différents programmes de recherche collectifs : le projet européen (Marie Curie Actions) Bahia 16-19 - Salvador da Bahia: American, European, and African forging of a colonial capital city (CRBC/MASCIPO-EHESS, Universidade Nova de Lisboa, Universidade Federal da Bahia) ; le projet franco-brésilien (Capes-Cofecub) Le bon gouvernement des peuples : hiérarchies sociales et représentation selon la politique catholique du XVIe au XVIIIe siècle (CRBC/MASCIPO-EHESS, Universidade Federal do Rio de Janeiro) ; le projet Sociétés nouvelles américaines en situation coloniale (coordonné par Cécile Vidal, CENA/MASCIPO).