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La Lettre n° 56 | Échos de la recherche
Giorgio Blundo, élu directeur d’études par l’assemblée des enseignants en juin 2012

Anthropologie des gouvernances

par Giorgio Blundo, élu directeur d’études par l’assemblée des enseignants en juin 2012

Diplômé en anthropologie sociale à l’université « La Sapienza » de Rome et docteur en sociologie et anthropologie de l’université de Lausanne, j’ai enseigné entre 1991 et 1999 à l’Institut Universitaire d’Études du Développement de Genève. Mes travaux se situent au croisement de l’anthropologie du développement et de l’anthropologie politique. Le projet d’une enquête anthropologique sur la corruption, qui a conduit en 1999 à mon élection comme maître de conférences à l’EHESS, a donné lieu à plusieurs publications, dont un ouvrage, publié en anglais en 2006 (Blundo G. & Olivier de Sardan, J.P. Everyday Corruption and the State. Citizens and Public Officials in Africa, London, Zed Books, 2006) puis l’année suivante en français. Il constitue à ce jour une première dans le panorama international des études qualitatives consacrées à la corruption, par sa méthodologie ethnographique, par sa dimension comparative intégrée au dispositif d’enquête et par la diversité des services et sites étudiés. Cette ethnographie des pratiques et des représentations de la corruption, en rupture avec l’abondante littérature sur l’État produite par les sciences politiques, normative et culturaliste, permettait une entrée dans le quotidien de l’État et montrait qu’en ôtant la dimension normative à la notion de corruption, cette configuration de pratiques pouvait être considérée comme un mode de gouvernance particulier au sein de l’État.

Le programme de ma direction d’études, intitulé « Anthropologie des gouvernances », se consacre à une anthropologie politique comparative des actions publiques. L’intérêt que je porte aux formes concrètes de gouvernement et aux dynamiques des États postcoloniaux en Afrique, abordées dans un premier temps sous l’angle de la corruption dans les services publics, se traduit à présent dans deux nouveaux chantiers : l’ethnographie des pratiques quotidiennes des administrations publiques et des modes de délivrance de biens et services publics, et l’étude des dispositifs transnationaux qui diffusent les normes à la base des réformes du secteur public dans les pays du Sud. Ce projet constitue un prolongement de ma réflexion sur l’État, observé comme pratique, à travers le quotidien de ses agents, et comme idée, débattue au sein des nouveaux réseaux de la « bonne gouvernance » néolibérale.

Du point de vue de l’anthropologie politique, la problématique de la gouvernance invite à déplacer le regard des institutions formelles aux manières concrètes de gouverner. Elle renvoie à un champ social au sein duquel différentes formes de pouvoir et d’autorité, qu’elles soient étatiques ou non, interagissent dans la production de l’ordre social et dans la gestion des affaires publiques. Je m’en sers comme notion exploratoire pour analyser les processus liés à la mise en œuvre des politiques publiques, et pour étudier empiriquement les configurations spécifiques de délivrance de biens et services publics ou collectifs.

Les débats actuels autour de la gouvernance remettent en question le rôle de l’État, considéré, selon une formule désormais classique, comme trop grand pour résoudre les problèmes locaux et trop petit pour avoir une réelle influence sur les enjeux globaux. Mais si l’État n’est plus, en Afrique comme ailleurs, le seul pourvoyeur de services ni même le seul lieu d’exercice de l’autorité publique, il demeure néanmoins un acteur central de la gouvernance postcoloniale. Face à certaines réflexions politistes qui se focalisent sur la nature ou l’essence de l’État, procèdent par dichotomies et abusent parfois de la métaphore, divers travaux d’anthropologie politique se sont au contraire concentrés sur les modes d’enchâssement de l’idée de l’État dans les sociétés locales, ainsi que sur les attentes, représentations et imaginaires dont il est l’objet. Dans ces deux approches, la machinerie de l’État, son fonctionnement au quotidien, les stratégies de réforme des divers acteurs restent en revanche sous-étudiés, en particulier sur le continent africain.

Cerner les fonctionnaires dans leur univers spécifique est ainsi l’objectif d’un premier chantier de recherche, qui étudie la gouvernance bureaucratique en mettant en œuvre une ethnographie comparative du service des Eaux et Forêts sur la longue durée dans deux pays d’Afrique, le Niger et le Sénégal. Je m’intéresse à la gouvernance “concrète” de cette administration, aux processus d’informalisation et de privatisation qui la traversent, aux pratiques professionnelles de ses agents. Ces derniers sont soumis à des injonctions contradictoires, dictées par un contexte de pluralisme normatif, mêlant normes sociales, normes pratiques apprises sur le tas et normes officielles, véhiculées de plus en plus par les politiques internationales de “bonne gouvernance”.

Le deuxième chantier, étroitement lié au précédent, s’attaque à l’étude de la gouvernance transnationale, et des dispositifs qui diffusent les normes néolibérales de bonne gestion publique, objet délaissé par les approches déconstructionnistes du développement, obsédées par l’analyse discursive. J’analyse les politiques anticorruption, portées par un réseau transnational peuplé de fondations, institutions gouvernementales, ONG internationales et locales, agences de la coopération bilatérale ou multilatérale, experts. Leurs interactions sont révélatrices d’un dispositif de pouvoir inédit. Parti de l’observation du rôle que des mouvements civiques au Sénégal jouent dans la traduction et la réinterprétation locale des normes globalisées autour de l’intégrité publique, ma problématique évolue dans deux directions : les formes de l’investissement de ces nouveaux acteurs sur la scène politique nationale, tout en ouvrant une ethnographie à une autre échelle, afin de saisir leur mode d’insertion dans des réseaux nationaux et transnationaux, ces nouveaux « lieux » où se construit la globalisation du politique.

Étudier simultanément la gouvernance bureaucratique et la gouvernance transnationale traduit le projet de décrire et analyser, en adoptant une démarche rigoureusement empirique, une des dimensions cruciales de la modernité politique contemporaine : la coexistence et l’irrigation mutuelle de modèles politiques et de gestion, se déployant dans des espaces qui ne sont plus enfermés dans les frontières de l’Etat-nation. Au lieu d’opposer, et de réifier, ces différentes formes de gouvernance, il m’importe de comprendre les échanges et les interactions qui s’opèrent lorsqu’on observe, au concret, une politique publique prendre forme dans un espace donné.

Les objets étudiés, et les ouvertures théoriques qu’ils permettent, ne se limitent à mon sens ni aux terrains africains, ni à la seule anthropologie. L’Afrique est sans doute un laboratoire important d’élaboration de nouvelles formes de gouvernance, mais les processus sociaux et politiques qui s’y déroulent n’ont rien d’irréductible ni de typiquement « africain », e gagnent à être confrontés aux dynamiques observées dans d’autres aires culturelles et à des analyses développées dans d’autres disciplines, comme la sociologie des organisations, la sociologie politique et l’histoire de l’État et des administrations publiques.