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La Lettre n° 56 | Échos de la recherche
Jean-Pierre Nadal, élu directeur d’études par l’assemblée des enseignants en juin 2012
Crédits : JPN

Systèmes complexes en sciences sociales et sciences cognitives

par Jean-Pierre Nadal, élu directeur d’études par l’assemblée des enseignants en juin 2012

Dans les années 70, le politologue Thomas Schelling mettait en évidence le rôle de « la tyrannie des petites décisions » : les décisions individuelles, non coordonnées mais influencées par celles des autres, peuvent conduire à des situations sociales (collectives) non anticipées et même non souhaitées par chaque individu. Ainsi, une forte ségrégation sociale peut émerger dans une population dont aucun membre ne souhaite une telle situation. Par l'introduction de modèles simples, Schelling ouvrait la voie à un champ de recherche sur les rapports entre décisions individuelles et émergences de comportements collectifs. La compréhension de ces rapports reste un enjeu qu'on retrouve dans des contextes multiples, et pour lequel la modélisation peut aider à former une intuition nouvelle.

Avec une formation en mathématiques et physique théorique, directeur de recherche au CNRS, je développe au CAMS avec Henri Berestycki une activité de modélisation centrée sur les systèmes complexes, c'est à dire sur les systèmes composés d'un grand nombre d'unités en interaction. Mon projet concerne plus spécifiquement l'analyse des phénomènes d'émergence dans les comportements collectifs. Il s'agit de prendre en compte, dans la description de la dynamique de grands systèmes économiques et sociaux, les interactions sociales, les hétérogénéités, les contextes géographiques et les capacités individuelles d'apprentissage et d'adaptation.

Mon projet concerne également la modélisation en neurosciences et sciences cognitives, que j’aborde avec la même démarche. Il s'agit d'analyser le comportement individuel comme résultant de processus impliquant un grand nombre de cellules neuronales – le comportement de l'individu, comme par exemple une prise de décision, apparaissant lui-même comme un comportement collectif émergent.

Dans ces deux directions, je m'intéresse à la modélisation des mécanismes sous-jacents, avec comme objectif essentiel la mise en évidence de propriétés génériques (« faits stylisés »). Sur le plan technique, j'exploite des concepts et outils issus de la physique statistique des systèmes désordonnés (c.-à-d. hétérogènes), des systèmes dynamiques, de la théorie de l'information et de la théorie des jeux. Ces approches théoriques sont complétées par des simulations numériques de type « multi-agent », et s'accompagnent de l'étude de systèmes particuliers pour lesquels des données empiriques sont accessibles. Ce projet général se décline pour le court et moyen terme en projets spécifiques en collaboration avec des chercheurs des domaines concernés.

C'est ainsi que j'ai lancé une large collaboration interdisciplinaire sur l'analyse et la modélisation de dynamiques sociales urbaines. Ce projet implique des collègues économistes, sociologues, géographes, mathématiciens et physiciens. Un volet important concerne la ségrégation sociale. Une première étape a consisté à reprendre avec des outils modernes d'analyse et de simulation les modèles simples de Schelling évoqués plus haut. Nous développons maintenant des modèles plus évolués permettant une confrontation avec des données empiriques et dans lesquels nous combinons aspects économiques et sociaux : dans quelle mesure préférences sociales et hétérogénéités de revenus interfèrent-elles dans le développement d'une ségrégation sociale en milieu urbain ?

Sur la modélisation neuronale du comportement individuel, mon travail concerne l'étude du codage neuronal sous-jacent à la perception catégorielle et à la prise de décision. Avec un étudiant en thèse à l'EHESS, nous avons montré qu'un certain nombre de propriétés bien connues de la perception des phonèmes d'une langue, mises en évidence par des expériences en psycho-linguistique, se comprennent comme résultant de l'adaptation du codage neuronal aux spécificités de la langue. À titre d'exemple, un son correspondant à un phonème est perçu comme plus proche du prototype de sa catégorie phonémique qu'il ne l'est réellement (magnet effect). Nous avons montré que ceci est un « effet secondaire » inévitable d'une adaptation efficace du système neuronal à la perception des phonèmes. Ce travail se poursuit en collaboration avec des biologistes afin d'analyser les mécanismes d'apprentissages responsables d'une perception catégorielle. Ce thème me permet aussi d'aborder des questions touchant à l'évolution de la langue : comment les échanges entre locuteurs, avec les aléas de la perception et de la production, peuvent conduire à faire évoluer une langue.

Mon projet d'enseignement associé au projet de recherche consiste à développer le séminaire « Systèmes complexes en sciences sociales », comme lieu d'échanges interdisciplinaires. J'entends en particulier l'ouvrir davantage aux collègues engagés dans des recherches empiriques et intéressés par les échanges avec des modélisateurs. Je le conçois aussi comme un outil de développement des interactions avec des chercheurs d'autres Centres et d'autres institutions, en France et à l'étranger.