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La Lettre n° 55 | Échos de la recherche
Eve Chiapello, élue directrice d'études par l'assemblée des enseignants en juin 2012

Sociologie des transformations du capitalisme

par Eve Chiapello, élue directrice d'études par l'assemblée des enseignants en juin 2012

Analyser les transformations récentes et en cours d’élaboration du capitalisme, tel est le projet de cette direction d’études. L’originalité de la proposition consiste à ne pas aborder d’emblée le capitalisme en tant que système global mais à privilégier une entrée par les dispositifs de gestion qui organisent d’ores et déjà la vie des entreprises et par ceux qui sont inventés et débattus à des fins alternatives dans les arènes réformatrices. Une bonne façon de comprendre des changements qui s’opèrent souvent par touches successives me semble en effet d’examiner les processus d’invention et de propagation de nouveaux dispositifs. Il s’agit d’en restituer la genèse, de décrire et d’analyser leur teneur et leur fonctionnement, de suivre leur inscription progressive dans une multiplicité de situations, et de déterminer dans quelle mesure leur usage contribue à transformer le système économique. Si l’analyse historique des transformations du capitalisme a fait l’objet de nombreux travaux historiques, en revanche cette approche par les dispositifs et par les formes de critiques est originale.

Pour suivre ces transformations, deux champs d’enquête seront ouverts :

  • d’une part, la financiarisation de l’économie qui s’est accélérée depuis les années 1990, et qui est actuellement au cœur de la crise financière comme de la critique du capitalisme. Son étude suppose de s’intéresser à des objets tels que les normes comptables, les obligations de transparence et les règles prudentielles imposées aux acteurs des marchés financiers, les systèmes de gestion des risques par les entreprises (Enterprise Risk Management), la notation financière et extra-financière, ou encore le contrôle des pratiques des entreprises et des États par les autorités de la concurrence ;
  • d’autre part, la mouvance du développement durable, active en France surtout depuis les années 2000, où se déploie une intense activité réformatrice. Elle peut être concrètement étudiée au travers d’un examen des mécanismes de suivi des activités polluantes, des dispositifs de gestion de la traçabilité et de la qualité des produits, des systèmes de labellisation sociale ou environnementale, des projets de comptabilité verte...

Sur ces deux fronts essentiels dans les transformations contemporaines du capitalisme, il est possible d’observer initiatives, expériences et négociations à des échelles multiples, du plus global au local, en passant par les échelons européens, nationaux ou sectoriels et de mettre ainsi au jour les processus d’invention et de propagation des nouveaux dispositifs.

Ce projet participe d’un mouvement plus général de redécouverte de la place des instruments et dispositifs en sociologie économique et politique mais présentent, au sein de ce courant, quelques spécificités. Je tends à choisir tout d’abord des objets qui permettent de circuler de l’étude de pratiques localisées à des analyses de niveau « macro », étant entendu que certains dispositifs ou instruments ont des effets de conformation de pans entiers de l’économie qui les rendent plus cruciaux à étudier que d'autres. C’est le cas en particulier de ceux qui ont une dimension réglementaire et imposent des normes de l’extérieur soit de façon obligatoire, soit par adhésion volontaire (pour obtenir des labels ou des notations favorables), ou encore de ceux qui supposent le recours à des progiciels de gestion (largement pré-formatés par les constructeurs de logiciels).

J’essaie également de développer à partir des dispositifs une sociologie des changements du capitalisme, projet qui rend nécessaire de lier l’analyse des dispositifs à une étude des espaces de leur réforme, des acteurs qui les portent et des controverses auxquels ils participent. L'exigence est alors de porter attention à la circulation des idées, à la façon dont celles-ci sont reprises et traduites dans des situations diverses, aux acteurs de cette circulation, y compris au niveau transnational, les dispositifs de gestion étant eux-mêmes concernés par les phénomènes de mondialisation comme par les processus de normalisation internationaux.

Reprenant à mon compte l’intuition des analystes classiques du capitalisme (Marx, Sombart, Weber, Braudel), j’accorde une importance essentielle au décryptage de la comptabilité qui constitue le système de quantification principal de l’entreprise irradiant de très nombreux dispositifs de gestion et dont le rôle est central dans la construction de la réalité économique. Toute modification des choix comptables va en effet de pair avec une évolution de la conception de l’entreprise. La comptabilité favorise en outre les changements d’échelle dans l’analyse, car les règles comptables d’entreprise font l’objet d’une normalisation au niveau national et international et interagissent avec celles des comptabilités nationales et des États. Elles sont aussi sans cesse transformées par le processus de financiarisation et se trouvent au cœur de nombreux projets réformateurs visant à accroître la prise en compte par les entreprises de facteurs sociaux ou environnementaux.

Notons pour finir que dans la perspective que j’adopte, la centralité attribuée dans l’analyse du capitalisme à l’entreprise et à la façon dont les dispositifs de gestion la construisent découle du fait même d’utiliser le concept de capitalisme pour caractériser notre système économique. L’entreprise n’est-elle pas ce « monstre matériel », selon les termes de Sombart, qui est le véritable agent du système capitaliste ? Notre monde économique est fondé sur l’existence d’entreprises qui organisent la rencontre du travail et du capital de façon à produire des biens et des services, vendus ensuite au cours de transactions marchandes à d’autres entités ou personnes physiques. De leur activité dépendent largement les mécanismes de distribution des revenus, qu’il s’agisse des salaires versés aux salariés, des frais financiers payés aux prêteurs, des dividendes versés aux actionnaires, des prix payés aux fournisseurs, des impôts versés à la puissance publique. Agents essentiels sur la plupart des marchés, y compris les marchés financiers, la compréhension de leur fonctionnement semble nécessaire à la connaissance de notre système économique.