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La Lettre n° 55 | Échos de la recherche
Katia Béguin, élue directrice d’études par l’assemblée des enseignants en juin 2012
Crédits : Régis Béguin

États, sociétés et dettes publiques de l’Europe moderne (XVIe-XVIIIe siècles)

par Katia Béguin, élue directrice d’études par l’assemblée des enseignants en juin 2012

Mes recherches portent sur les transformations plurielles engagées par la diffusion de la dette souveraine dans l’Europe moderne, en une période où elle s’est généralisée et a pris une place croissante dans les systèmes financiers des États, sous l’impulsion des guerres pour l’essentiel. L’impact sociopolitique de cette dette variait selon qu’elle était contractée auprès de professionnels du prêt, de sujets ou d’étrangers. Et le groupe des prêteurs n’était pas seul concerné par son existence, car elle était indissociable du prélèvement fiscal qui permettait de l’honorer et elle aménageait la redistribution sociale des revenus issus des taxes. Aussi est-elle devenue un facteur épisodique de contestations et de politisation, avant de s’imposer comme un thème majeur de l’économie politique naissante et de trouver des adversaires ou des adeptes pour débattre de sa nocivité ou de ses avantages.

Le puzzle d’expériences des emprunteurs souverains de l’Europe moderne permet d’explorer sous des angles multiples les fondements de la crédibilité financière variable des États et de saisir les conditions propices ou contraires à l’essor de leur capacité d’emprunt. Outre la ponctualité (ou non) des paiements, les principaux facteurs explicatifs mobilisés pour expliquer l’inégal accès au crédit des États sont les caractéristiques des régimes politiques, avec ou sans institutions représentatives favorables à l’acceptation de la taxation ou au contrôle des décisions par les créanciers, la définition et la répartition d’une fiscalité suffisante ou non pour garantir la soutenabilité de la dette, le dynamisme (ou l’atonie) des marchés secondaires capables de satisfaire aux attentes de liquidité des investisseurs. Mais le potentiel d’emprunt des souverains dépendait aussi de la distribution des richesses dans le corps social et des dispositions des épargnants à investir dans la dette publique, elles-mêmes conditionnées par l’étendue des emplois alternatifs de l’argent et par la croyance des prêteurs potentiels qu’ils seraient effectivement payés.

Mes recherches abordent ces problèmes à travers trois orientations principales :

La première consiste à étudier le fonctionnement concret des marchés de la revente et les prix pour lesquels les titres se cédaient entre particuliers. Ce problème recouvre plusieurs aspects dans mon travail. L’internationalisation des marchés de la dette publique, qui s’est accélérée aux XVIIe et XVIIIe siècle en raison de la coexistence en Europe d’instruments d’emprunts et de taux d’intérêts hétérogènes, sera particulièrement étudiée à partir des deux pôles opposés de la crédibilité financière qu’étaient la cité-État de Gênes et la monarchie française. Cette dernière, porteuse d’un risque élevé de défaut, empruntait au prix fort et attirait des investisseurs étrangers de plus en plus nombreux, tandis que les capitaux surabondants des Génois se plaçaient à l’inverse dans une série significative d’emprunts publics des États voisins. Par ailleurs, la coexistence en France de plusieurs marchés de la revente, incluant les marchés de gré à gré devant notaires, les adjudications aux enchères et un marché souterrain mais légal des ventes par simples déclarations de propriété, offre l’opportunité d’analyser leurs interactions en menant une enquête sérielle sur les prix de marché des titres. Cet aspect de mon travail s’attache aussi à l’analyse du rôle des intermédiaires et experts, aptes à estimer la valeur marchande des titres et à aménager des transactions entre des acteurs qui ne disposaient pas d’informations égales, de savoirs ou de croyances comparables.

Le réencastrement de ces échanges marchands dans le tissu d’usages sociaux des titres de dette constitue donc une deuxième dimension des recherches, indispensable pour comprendre la rencontre des besoins des États et des attentes des investisseurs. Une anthropologie historique des circulations sociales des titres s’impose pour éclairer les dispositions à acheter, à conserver, à donner ou à vendre ces actifs, pour comprendre la valeur socialement construite des rentes sur l’État. Celles-ci servaient en effet dans toute l’Europe pour des usages invariants (diversification des investissements, entretien de mineurs, de veuves, de filles célibataires, de communautés religieuses et hospitalières, fourniture de dots civiles ou religieuses). Mais ces destinations étaient par définition transitoires et les cycles de vie et de la transmission patrimoniale étaient des moteurs des achats ou des ventes. Le cas des femmes, souvent dépositaires de rentes et de richesses liquides, sera examiné dans cette perspective, pour analyser l’immixtion des filles non mariées et des veuves dans les marchés secondaires, comme vendeuses et comme acheteuses. Enfin, mes recherches sur la Fronde permettront d’entreprendre une étude empirique de la relation symbiotique des marchés du crédit et des grandes cités, à l’échelle de la capitale. Car les défauts de paiement des rentes connurent un paroxysme durant les quatre années de Fronde parisienne (1648-1652). Et la population parisienne se trouvait tout particulièrement exposée aux répercussions économiques des défauts souverains, en raison de la diffusion et de la circulation des rentes dans la capitale.

Le troisième axe de mes travaux est consacré à la politique à long terme de la dette et à la compréhension des arbitrages des gouvernants. La reconstitution des savoirs, des calculs convoqués à l’appui de leurs choix vise à sortir des explications abstraites des trajectoires historiques des États emprunteurs. Situer l’analyse des choix d’emprunt dans l’enchâssement des contraintes politiques, institutionnelles, juridiques, guerrières, économiques qui se combinaient avec les représentations théoriques des incidences des emprunts publics vise à comprendre des options financières qui paraissent irrationnelles ou néfastes avec le recul. C’est donc l’environnement politique de la prise de décision, entre les tâtonnements des savoirs et les leçons tirées du passé, que je cherche à ressaisir en articulant l’échelle d’observation du temps court et le long cheminement des États emprunteurs vers une crédibilité confortée ou vers l’abîme financier. La bifurcation de la monarchie française vers un financement par des emprunts viagers et tontiniers au coût excessif, au XVIIIe siècle, fera à cet égard l’objet d’une étude fouillée. Elle offre un remarquable cas parmi d’autres pour analyser les contraintes qui restreignaient l’éventail des possibilités selon la conjoncture, l’urgence des guerres à financer, la réputation de l’emprunteur, l’encours des dettes du passé et les incertitudes multiples du futur.