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La Lettre n° 40 | Présentation
Rainer Maria Kiesow
Crédits : RMK

Rainer Maria Kiesow

Élu directeur d’études par l’assemblée des enseignants le 26 juin 2010

Le droit est ordre. C’est ce qu’écrivait au début du 20e siècle le grand théoricien du droit positif Hans Kelsen qui inférait de ce constat que tous les problèmes juridiques sont posés et sont à résoudre en tant que problèmes d’ordre. Si on regarde l’ordre juridique dans sa totalité, le problème de l’ordre se pose de la façon la plus aiguë. Et si l’on prône un nouveau droit, de nouveaux ordres juridiques, comme depuis plus d’un demi-siècle le droit communautaire de l´Union européenne ou le droit international privé et public, il devient difficile d’échapper aux problèmes d’ordre. Voilà donc mon projet de recherche et d’enseignement : l’ordre du droit.
Le chemin pour arriver là a commencé avec des études de droit à l’université Goethe de Francfort et à celle de Paris II. N’ayant ressenti que peu de goût pour la fabrique du droit de tous les jours, les professions d’avocat ou de magistrat, non sans les avoir quand même éprouvées (après le premier et deuxième examens d’État, donnant la qualification d’exercer toute profession juridique), j’ai choisi d’écrire une thèse de doctorat, dans laquelle j’ai pu réfléchir sur l’ethnologie juridique, l’anthropologie juridique, un droit comparé non limité par le cadre étatique – premiers thèmes d’un parcours de recherche qui néanmoins a toujours été connecté au droit contemporain, le droit positif allemand et européen. La loi naturelle du droit en fut le résultat. Ce livre analyse les pensées juridiques qui, aux 19e et 20e siècles, ont expliqué le fondement et l’évolution du droit au moyen des théories utilisées dans les sciences naturelles, par exemple le darwinisme.
Mes domaines de réflexion après la thèse ont touché la théorie, la philosophie et l’histoire du droit, mais aussi les relations du droit avec des sciences voisines (sociologie, politique, économie, neurophysiologie) et avec la littérature et le cinéma. Mes publications ont adopté un style visant à dépasser les champs cloisonnés des disciplines. Ma thèse d’habilitation, « L’alphabet du droit » en est la manifestation, puisque la forme du décrit adopte la forme de la description. Il s’agit d’une réflexion sur les tentatives passées et présentes de mise en ordre du droit. Ce qui est proposé est une histoire de l’ordre du savoir juridique.
L’intérêt porté à la place, la forme et la pratique du droit dans la société m’a mené à rédiger une troisième monographie, en droit privé positif, sur la responsabilité des banques en cas de financement par crédit de biens immobiliers « viciés » : « Les crédits dans la société du risque ». Les « Schrottimmobilien », ces immeubles mal construits et mal rénovés, dont le régime fiscal était destiné à la renaissance de l’économie en Allemagne de l’Est, demeurent un problème juridique et politique majeur dans l’Allemagne unifiée. Portant sur au moins 25 milliards d’euros et concernant près d’un million d’investisseurs, surtout parmi les classes moyennes, ce fiasco qui représente le plus grand désastre économico-financier d’après-guerre ne cesse d’occuper la jurisprudence allemande et européenne. Dans ce feuilleton judiciaire, suicides, menaces de mort et discours juridiques s’entrelacent d’une manière telle que se révèle le caractère non causal, occasionnel et contingent du droit qui, dans ses jurisprudences contradictoires qu’aucune haute cour n’a pu apprivoiser, porte quelque chose de lugubre en soi. Comme l’écrivait Benjamin en 1938 : « ce qui est véritablement monstrueux, c’est la massification de personnes privées en tant que telles par le hasard de leurs intérêts privés ». Cela vaut encore de nos jours. Plus que jamais : au niveau local, européen et mondial. Le droit, incompréhensible car contradictoire en pratique, est indéniablement dit, repris, exprimé par des hommes. Le droit est un jeu discursif de sociétés d’hommes. Le droit est ce que les hommes en font.
Et les hommes s’associent. L’Allemagne est peut-être le pays majeur de l’association. Verein – depuis le Moyen Âge et jusqu’à nos jours la vie sociale est prise dans un ensemble d’associations commerciales, politiques, scientifiques, sportives, culturelles. Pour les juristes, l’association principale est Der Deutsche Juristentag. Ma quatrième monographie, Les journées des juristes. Portrait 1860-2010, porte sur l’histoire et le présent du Deutscher Juristentag, association des juristes allemands, dont le rôle institutionnel est déterminant dans la discussion des projets de lois, dans tous les domaines juridiques. Panorama pratique, savant, prospectif et critique du discours juridique allemand de 1860-2010, ce travail examine l’activité des juristes sous divers régimes politiques. Il place l’accent sur un aspect souvent négligé dans la sphère du droit, de la normativité, à savoir l’aspect personnel, la personnalité des juristes, le Charakter en allemand, l’homme.
Le désir d’avoir son droit, de recevoir son droit, de décerner un droit, le désir de légalité et légitimité s’étendent à travers le globe. Depuis 1989, se fraye l’idée que le droit international, le droit mondial devraient avoir une nouvelle chance, la chance d’être enfin appliqués. Avant de s’extasier sur cet universalisme juridique, il faut reprendre à travers l’étude du droit international et européen, les questions lancinantes sur la longue histoire du droit que sont l’unité du droit, l’intelligibilité du droit, la justice du droit. C’est le droit international et européen, son histoire, sa théorie et sa pratique qui seront au centre des recherches sur l’ordre du droit. Trois postes d’observation seront au centre du projet sur l’ordre du droit : 1. la jurisprudence qui dit le droit. 2. la société qui crée le conflit qui mène au prononcé du droit. 3. l’ordre juridique qui ressemble à un paysage de ruines. Plusieurs thèmes de recherche et d’enseignement sont envisagés pour les années à venir, sur l’ordre de la justice (globalisation et droits de l’homme) ; sur l’ordre de la diversité juridique en droit privé ; sur l’ordre des alternatives au droit (médiation) ; sur l’ordre de la poésie du droit (interprétation juridique et styles littéraires) ; sur l’ordre de la vie du droit (un cas très particulier : Joseph K.).
Ces projets de recherche et d’enseignement profiteront, je l’espère, des contacts avec des multiples institutions internationales que j’ai pu nouer quand j’ai travaillé pendant des longues années à l’Institut Max-Planck pour l’histoire européenne du droit à Francfort, quand j’ai enseigné en tant que Professeur de droit aux universités de Francfort et de Brême, quand j’ai été membre fondateur de la Junge Akademie (auprès de la Berlin-Brandenburgische Akademie der Wissenschaften et la Deutsche Akademie der Naturforscher Leopoldina), institution nationale autonome et interdisciplinaire fondée par le gouvernement fédéral allemand pour s’opposer au régionalisme des académies allemandes, quand j’étais le représentant de l’institut Max-Planck pour l’histoire européenne du droit, dans le Doctorat européen en histoire, sociologie, anthropologie et philosophie de cultures juridiques européennes (financé par l’Union Européenne dans le cadre du Programme Marie-Curie « Early Stage Training » ; partenaires : École des hautes études en sciences sociales, Paris ; Max-Planck-Institut für europäische Rechtsgeschichte, Frankfurt ; London School of Economics; Istituto Italiano di Science Umane, Firenze).
Rattaché au CRIA, mais aussi engagé au CENJ, j’espère que le visage à la fois fondamental et transdisciplinaire (philosophie, histoire, sociologie, anthropologie) d’une réflexion sur l’ordre du droit invitera à l’éveil de curiosités multiples au sein de l’EHESS.