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La Lettre n° 33 | Dans les centres et les services | Départs en retraite
Catherine Sautter
Crédits : J. Lamarque
par Gilles Veinstein

Catherine Sautter

De 1990 à 2000, j’ai connu un bonheur rare, celui d’être un directeur de centre heureux. Le centre dont il s’agissait a d’abord concerné les mondes russe et turc, puis il s’est concentré – les Russes partant de leur côté – sur le « domaine turc ». La secrétaire de centre que m’attribua alors l’École n’avait rien de russe ni de turc – elle était angliciste de formation. Cela n’empêchera nullement Catherine Sautter d’être la bonne fée de ces dix glorieuses : outre que l’anglais mène à tout, elle  avait un grand esprit – que dis-je ? – une religion de l’adaptation.
Nous n’étions d’ailleurs pas des inconnus l’un pour l’autre : nous avions été en relation alors que Catherine travaillait aux éditions de l’École auprès de Marie-Louise Dufour et que la publication d’un ouvrage m’avait fait pénétrer, auteur incorrigiblement profane, dans cette ruche industrieuse. Il faut croire que ce premier contact encore furtif ne fut pas négatif et que nous en avions implicitement tiré la conclusion que nous n’étions pas incompatibles, puisque sa mutation dans mon centre fut approuvée a priori par les deux parties.
L’École, comme on dit familièrement (mais comme on n’a pas toujours l’occasion de dire) ne s’était pas fichue de moi ! J’allais bénéficier d’un « élément » qui, outre ses grandes qualités personnelles sur lesquelles j’aurai l’occasion de revenir, avait reçu l’excellente formation des Éditions de l’École et avait eu notamment l’occasion d’acquérir une initiation poussée dans une technique alors encore assez peu répandue en France et totalement inconnue pour moi : l’informatique. En outre Catherine connaissait fort bien l’École et la MSH : elle en connaissait les acteurs et les actrices, les rouages et les petits secrets, bien mieux que moi. Je n’étais pas né de la dernière couvée, mais elle  avait encore plus d’ancienneté que moi : elle  avait connu les temps héroïques du 54 boulevard Raspail, quand Fernand Braudel et Clémens Heller mettaient la maison en route. Elle était en outre la fille d’un fleuron de l’institution, le géographe africaniste Gilles Sautter.
Ainsi conduits à travailler ensemble, nous avons naturellement eu une première phase d’observation dans laquelle chacun, à l’affût, flaire l’autre, vérifie ses premières impressions et cherche à en savoir un peu plus. Catherine avait posé d’emblée ses conditions : ce serait Mac ou rien. Elle m’apprit que l’humanité était divisée en deux parts (sans me préciser la proportion) et que s’il me prenait la fantaisie de frayer avec l’autre part – les PC –, je n’aurais plus à compter sur elle. C’est ainsi que le peu que je sache faire sur un ordinateur, je ne saurai jamais le faire que sur un Mac, à la consternation de mon entourage actuel. De même, sous son influence, le cœur de mon équipe sera durablement voué au Mac avant que les jeunes générations ne secouent cette tutelle et ne  nous narguent derrière leurs PC. Encore que les temps changent et qu’un triomphe du Mac et par conséquent de Catherine, ne soit pas exclu dans l’avenir.
À côté de ces préalables essentiels dans la période récente (la marque de l’ordinateur et les logiciels du travail commun), d’autres préalables sont posés dans les débuts d’une collaboration : elle m’apprit ainsi que j’avais tout intérêt à être de bonne humeur ou à le paraître, car elle n’aurait rien à faire de ma mauvaise humeur, et qu’elle se contenterait d’attendre qu’elle passe sans jamais entrer dans mon jeu. Je me le suis tenu pour dit. Un autre point à déterminer dans les commencements est le dosage, très variable, selon le collaborateur (ou la collaboratrice) entre les instructions du chef et l’autonomie de l’exécutant. Or Catherine m’a fait comprendre très vite qu’elle détestait plus que tout qu’on soit sur son dos et qu’une fois qu’on lui avait confié une tâche, il fallait la lui laisser réaliser à son rythme et comme elle l’entendait. Moyennant quoi, elle ne m’a jamais refusé d’accomplir quelque tâche que ce soit et Dieu sait qu’elle en a accomplies ! Elle est devenue le Maître Jacques de notre Centre, où elle s’occupait de tout, y compris de la comptabilité, y compris des publications, y compris de l’accueil des étudiants et des invités. Elle assurait ainsi le secrétariat de rédaction de la revue Turcica, une vénérable institution du milieu, de même que de nos « documents de travail ». Quant à l’accueil, j’avais parfois des inquiétudes, car Catherine n’est pas du genre à garder ses opinions dans sa poche, surtout sur certains points particulièrement sensibles : une de mes étudiantes turques, pieuse musulmane, autant que jeune femme charmante, se souvient peut-être d’en avoir pris…pour son foulard.
La polyvalence de Catherine tombait très bien puisque, de toutes façons, je n’avais pas d’autre personnel qu’elle pour assurer toutes les fonctions nécessaires à l’infrastructure d’un centre de recherche.On ne dira jamais assez ce que l’École doit à ceux et celles qui ont eu et qui ont son état d’esprit, sa disponibilité, sa souplesse. Des gens qui ne redoutent rien tant que de n’avoir rien à faire et à qui toute tâche nouvelle apparaît comme un stimulant, dès lors qu’elle n’est pas présentée comme un pensum et qu’elle est menée avec un degré d’autonomie suffisant, sont une bénédiction et, à vrai dire, une composante indispensable dans une institution comme la nôtre.
Assez vite, une profonde complicité s’est établie entre nous. On le vérifiait quand il suffisait d’un mot de l’un pour déclencher, au quart de tour, un fou rire irrésistible chez l’autre. De tels phénomènes interrompaient opportunément les interminables séances dans lesquelles elle prenait sous ma dictée ces monuments  baroques que sont les rapports exigés par le CNRS ou bien des traductions amphigouriques de documents ottomans, ce qu’elle appelait « vos vermicelles ». Une conséquence naturelle de cette complicité fut qu’elle s’étendit rapidement à nos familles et nos amis respectifs.
J’aurai ainsi retenu pendant dix ans dans une cage ottomane un oiseau rare, d’une espèce à sentir pourtant assez vite des picotements dans les ailes. Je mesure aujourd’hui que ce fut un exploit, même si j’ai pensé à l’époque où elle a exprimé son souhait d’être mutée, qu’elle ne serait jamais nulle part à l’École, aussi bien que chez nous. Cela ne signifie pas qu’elle n’a pas rendu, dans cette phase ultérieure, des services importants ailleurs et qu’elle n’a pas pu y satisfaire mieux qu’auprès de moi une passion pour les logiciels qui me laissent personnellement plus froid. Encore ne m’avait-t-elle pas quitté sans prendre la peine de me chercher minutieusement une remplaçante adéquate – assurément fort différente d’elle, mais également précieuse à sa façon. J’ai reconnu dans ce scrupule de Catherine sa rigueur de Huguenote, qui est aussi une forme d’élégance.
Nous sommes restés les meilleurs amis. Je me flatte de continuer à passer aujourd’hui, aux yeux de la provinciale qu’elle est redevenue, pour l’une des attractions de la capitale.