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La Lettre n° 73 | Échos de la recherche
par Philippe Boissinot

L’archéologie à l’EHESS : quels enjeux épistémologiques et institutionnels ?

Voilà près de vingt ans, Jean-Marie Pesez signait un bilan des recherches archéologiques pour la volumineuse synthèse dirigée par Jacques Revel et Nathan Wachtel (Une école pour les sciences sociales, 1996). Et dans le même ouvrage, Jean-Claude Gardin tirait un bilan de son parcours personnel qui l’avait mené de l’archéologie de l’Asie centrale à l’analyse documentaire, aux approches logicistes et autres systèmes experts, c’est-à-dire assez loin de ses terrains afghans. Ces deux chercheurs éminents, maintenant disparus, auxquels il faut également leur associer Jean Guilaine, toujours très actif, ont accompagné les mutations d’une discipline, désormais plus sûre de ses méthodes, ouverte sur des problématiques de plus en plus larges, et sachant capter les technologies les plus innovantes. Tous trois à l’École, et quelques rares autres ailleurs, ont contribué à cet effort de synthèse, à contre-courant de la balkanisation accentuée d’une discipline constituée d’experts les plus pointus ; et, contrairement à leurs collègues universitaires, sans avoir à se soucier de quelque relation diplomatique que ce soit au sein ou à l’extérieur d’un département académique – j’évoque ici la (presque) nouvelle cartographie des UFR.

En choisissant le voisinage peu contraignant de l’histoire de l’art – alors que nos collègues américains œuvrent plutôt dans des départements d’anthropologie –, la situation universitaire s’est de son côté quelque peu apaisée, laissant libre cours à l’affirmation d’une identité de discipline, autour de laquelle s’agglomère une population de chercheurs statutaires jamais égalée. Si l’on ajoute à cela la prise en compte des vestiges d’un passé de plus en plus récent, outrepassant même les traces de la Première Guerre mondiale, on ne peut que faire le constat d’un changement du périmètre disciplinaire. L’archéologie est donc devenue fort accueillante, visant maintenant la culture matérielle dans son ensemble, quelle que soit sa chronologie, et sans désormais s’imposer la contrainte absolue de l’enfouissement – « The discipline of things » comme on a pu l’écrire. Même si certains résistent, elle peut trancher parmi les spécialistes d’une période donnée, entre ceux qui prennent en compte la matérialité et ceux qui ne s’y réfèrent que de manière subordonnée. Avec le développement des material studies, et toute auréolée des métaphores foucaldiennes, cette archéologie-là est devenue une discipline bien éloignée de l’image érudite et poussiéreuse d’antan, même si elle conserve encore cette part de mystérieux qui nous ravit, et qui ravive certains concepts un peu défraichis : ainsi, par exemple – mais, certes, au-delà de la matérialité –, parler d’une « archéologie de l’honneur » éveillerait plus de curiosité qu’une sociologie ou anthropologie de ce même concept. Ce spectre sémantique élargi, que j’exagère à peine ici, est, selon nous, une source de confusion, plus qu’un gain cognitif notable. Essayons de le montrer en quelques mots.

Le problème, à notre avis, n’est pas une extension vers le récent, ce qui peut également avoir des vertus heuristiques. Mais plutôt, une sous-estimation de la contrainte de l’enfoui, dont les conséquences épistémiques peuvent être redoutables, tout en facilitant l’exhibition de preuves tangibles. Comme l’a récemment écrit un collectif d’archéologues médiévistes, une « bonne fouille ne saurait mentir ». Nous y puisons en effet la preuve que certaines choses ont existé dans des portions de l’espace-temps, cette « existence » étant appréhendée d’une certaine manière, qu’il serait trop long de préciser ici. Et quoi de plus normal que de définir une science par ce qu’elle est en mesure prouver ! Il en serait autrement si ce que l’on appelle « un site archéologique » avait été constitué à des fins de manipulation, pour susciter quelque idée à un archéologue potentiel, susceptible de venir un jour y déterrer son lot de « preuves ». Au sein d’un agrégat non truqué, comme les archéologues en démontent tous les jours, il n’y a aucun point de vue qui se manifeste ; les choses se retrouvent assemblées d’une certaine façon, sans que ce résultat, dans sa totalité, n’ait été envisagé par quiconque, ce qui lui aurait donné toute latitude pour une éventuelle manœuvre interprétative. Par la trace, les faits humains se voient comme estampillés au sceau de la vérité, sans avoir à exiger une quelconque convergence entre documents indépendants, comme le réclame l’historien qui s’assure de ses sources.

Pour être un site archéologique, il est nécessaire qu’une partie de l’agrégat soit un artefact lui-même, tel un mur, un sol d’habitat, un foyer, ou d’autres structures encore plus difficiles à qualifier. Sinon, on ne fait qu’appréhender des strates à la manière d’un géologue ou d’un géomorphologue, on travaille en naturaliste. Et si l’agrégat se confond avec l’ensemble des éléments dissociés d’un artefact, comme ceux d’une maison, d’un château, d’un temple ou d’une église, son travail se ramènera à l’assemblage d’un puzzle, en contribuant ainsi à l’Histoire de l’art ; et en se distinguant à peine des déblayeurs que l’on voit par exemple intervenir dans des ruines après un séisme. Or, il fait bien plus, car il y a beaucoup plus : des choses inattendues et sans liens directs avec ces artefacts viennent s’intercaler, laissant apparaître des pratiques et des épisodes insoupçonnés dès l’abord (la découverte est facile dans cette opération car elle y est constitutive). Parfois, celles-ci relèvent d’une histoire naturelle, sans être de simples résidus d’une activité humaine ; cette dernière pouvant d’ailleurs inversement se concevoir comme une « anomalie » pour la première : combien de fois, dans nos décapages, nous interrogeons-nous sur la présence d’une tâche d’un alignement de pierres, sans trouver le moindre phénomène naturel susceptible de les expliquer, nous autorisant alors à les suspecter comme « anomalies », et finalement les lier à une intentionnalité humaine.

Voilà pourquoi il serait extrêmement réducteur d’associer l’archéologie à la seule collecte d’artefacts, fût-elle accomplie avec la plus grande rigueur méthodologique. Nul ne lui déniera également sa contribution à l’histoire de l’environnement depuis que l’homme y est un agent efficace : les ossements d’espèces chassées ou domestiquées s’y retrouvent dans les strates qu’elle distingue, de même que des graines ou des charbons de bois minuscules qui nous renseignent sur des pratiques et des organismes qui ont vécu au-delà des sites et qui ont été ramenés là ; indirectement sur la généalogie de ces organismes qui se voient bien datés grâce à l’exploration des sites. Mais également, nous obtenons des informations à propos d’espèces venant coloniser un tel lieu après son abandon, ou un relâchement de son activité, tels ces escargots (non consommés) qui s’emparent des ruines, et qui se trouvaient cantonnés dans un environnement proche, qu’ils révèlent de ce fait… Ces considérations se trouvaient déjà en partie dans l’article cité de J.-M. Pesez, deux décennies en arrière ; leur part dans les études archéométriques n’a fait que s’accentuer depuis, soulignant le caractère multidisciplinaire, parfois « pathologique » et inhibiteur, de la pratique archéologique.

Quand bien même l’archéologue ne s’intéresserait qu’aux seuls artefacts, en laissant tout le reste à des collaborateurs naturalistes, c’est quand même lui le « metteur en scène » et le producteur du « scénario », des rôles qui doivent être solidement tenus dans un collectif. Et dans ce domaine particulier des productions matérielles, est-il pour autant le mieux qualifié ? Si l’on considère qu’un artefact se caractérise par l’association d’une forme, d’une fonction et d’un fonctionnement, son mode d’observation et d’appréhension par l’archéologie, en l’absence des producteurs et des utilisateurs, ne le condamne-t-il pas à une plus ou moins grande incertitude ? F. Sigaut, en faisant remarquer qu’« un couteau sert en coupant », montrait toute la différence que l’on peut faire entre fonctionnement et fonction, cette dernière – pourquoi cet artefact-ci, dans cette situation-là, lui et pas un autre ? –, son « identité » en quelque sorte, ne pouvant s’appréhender que dans son contexte socio-historique, et de préférence en présence de l’utilisateur. Les ethnologues, pour peu qu’ils s’intéressent aux productions matérielles, comme cela est maintenant plus souvent le cas, seraient pour cette raison bien mieux armés pour constituer une sous-discipline de la culture matérielle, que ne le sont les archéologues, lesquels ont cependant pour eux une meilleure appréhension de la profondeur temporelle. Pour cette raison, pour les possibilités déjà mentionnées en termes d’environnement, auxquelles on peut encore ajouter d’autres inférences possibles concernant la reconnaissance d’événements et de processus, il ne nous paraît guère souhaitable de définir l’archéologie comme la discipline souveraine de la culture matérielle ou des choses tout aussi matérielles, cantonnée à cela et faisant largement autorité.

Car, si on l’admettait ainsi, cela serait faire peu de cas de nos capacités épistémiques qui, avec l’enquête archéologique, se trouvent, soit amoindries, soit, au contraire, accrues. À l’évidence, avec les seuls restes archéologiques, nos possibilités d’identification et de ré-identification des acteurs se trouvent réduites, voire impossibles, ce qui constitue une des différences fondamentales avec l’enquête policière – avec laquelle elle est parfois comparée – qui, elle, bénéficie d’un meilleur suivi des agents incriminés. La mise au jour archéologique opère en effet un découplage entre l’espace et le temps, le premier étant seul appréhendé par le geste du fouilleur dans l’agrégat, et le second déduit de la structure du premier. Il s’ensuit une incapacité de restitution des mouvements des acteurs, absents de surcroit, que ne subissent pas les chercheurs qui disposent par exemple d’images animées, de narrations, ou qui opèrent dans le cadre de l’observation participante.

L’absence de médium linguistique – un constat qui est loin d’être anodin dans le champ de sciences sociales où celui-ci occupe une place déterminante – a de sérieux effets vis-à-vis de notre incertitude à propos des identités collectives (ethnies, cultures, nations, groupes sociaux, etc.), et des faits institutionnels en particulier. Il serait trop long de montrer ici pour quelle raison la théorie des ensembles n’est qu’un mauvais palliatif pour une méréologie impossible de ces touts collectifs. Sur un exemple particulier, que j’espère éclairant, cela reviendrait à ne pas pouvoir démontrer – ou plutôt découvrir – que Rome a battu Carthage si l’on ne disposait de rien d’autre que de traces archéologiques.

Une autre limitation vient des discontinuités rencontrées, à l’intérieur d’un site, et d’un site à un autre. Ainsi, dans ce deuxième cas, peut-on dire qu’il y a du « vide archéologique » entre deux agrégats, à savoir que l’on ne peut pratiquer ce type d’enquête dans l’espace qui les sépare, et bénéficier de ses épreuves probatoires. Les concepts de la géographie, qui couvrent tout l’espace, et cela à diverses échelles, ne s’y appliquent pas sans difficultés : non seulement nous n’avons pas l’assurance de la contemporanéité des entités, mais en outre, nous n’avons pas la possibilité d’utiliser le curseur spatial à notre guise. Voilà pour ce qui est des contraintes aux conséquences épistémiques majeures. Il va de soi qu’elles se déclinent principalement pour les contextes où seule l’archéologie peut être pratiquée. L’archéologue des périodes historiques peut puiser à d’autres sources, qu’il peut mettre en relation avec les realia du sous-sol, en sélectionnant les meilleurs candidats au rapprochement ; et, à partir de là, leur poser de nouvelles questions.

Concernant l’accroissement de nos capacités, est-il la peine d’insister sur le fait que l’archéologie, à elle toute seule, peut nous renseigner sur plus de 90 % de l’histoire de l’humanité (au moins deux millions d’années), tous continents réunis – et, ne serait-ce que pour cette raison, est-il imaginable qu’une école en sciences sociales se détourne de ce type d’enquête ? Elle partage avec l’histoire, et contrairement à la socio-anthropologie ou l’économie par exemple, le fait que ses assertions ne modifient en rien l’objet de son étude : en effet, les agents, du fait de leur disparition, n’ont pas la possibilité de s’emparer de nos concepts de chercheurs, de s’inquiéter d’une perte d’identité ici, ou de modeler ses désirs politiques en prenant acte d’un taux de pauvreté là… Ses objets (artefacts, agencements spatiaux, strates) sont en outre particulièrement consistants, à défaut d’être aisément interprétables. Ils ouvrent la possibilité d’un dénombrement et d’une mesure à partir d’une expérience, certes unique (le temps de la fouille), mais désormais, relativement bien contrôlée. À l’inverse, imaginez que vous ayez le projet saugrenu d’établir une « science des rêves » après tout, on a souvent comparé l’archéologie avec la psychanalyse, comme le faisait déjà S. Freud en évoquant un travail de mise au jour de l’inconscient. Vous noterez combien il serait difficile d’y établir le contour d’entités fuzzy, dont le nombre demeurera fort imprécis, entièrement dépendantes de l’expérience solitaire et de la mémoire du rêveur. Enfin, nous l’avons dit, l’archéologie constitue un portail privilégié qui ouvre sur les sciences de la nature, celle-ci se construisant même « en négatif » des secondes. Pour qui se pare des vertus de l’interdisciplinarité, voilà assurément un terrain de première importance.

Voici tracé à grands traits ce qui fait la singularité de l’enquête archéologique. En les énonçant, nous avons croisé quelques-uns de débats qui ont déjà eu lieu dans notre École, à propos de la notion de discipline, des études de cas, de l’argumentation, de la cumulativité des savoirs, des régimes de preuve, de l’ontologie et des approches cognitives, etc., où, il faut bien le reconnaître, l’archéologie a peu brillé par sa présence. En dépit de son attachement à la matérialité des choses appréhendée par des savoir-faire pratiques, qui vont du bricolage élémentaire à l’emploi de puissants instruments, l’archéologie ne pourra faire l’économie d’un travail sur les concepts les plus fondamentaux relatifs à l’espace, au temps, aux individus et aux collectifs. C’est un laboratoire épistémologique, tout autant qu’un dispositif performant à produire des faits, qui ne sont souvent, hélas, et le resteront si personne ne s’y attache, que des scoops dans un tissu de considérations naïves tournant le dos aux apports majeurs et récents de sciences sociales.

Cet appel au débat théorique et critique, à la réflexivité et à une pratique assumée de l’interdisciplinarité pourrait rencontrer quelques échos au sein de notre École, qui n’est pas corsetée par des départements rigides et l’exigence d’une production des faits à tout prix. Il serait cependant dommageable que cette recherche se cantonne à la seule réflexion épistémologique en s’écartant trop du terrain. Cette expérience irremplaçable, qui peut éventuellement être envisagée en association avec d’autres institutions mieux dotées en équipements, peut être vue comme un garde-fou à l’inflation théorique, comme épreuve à la production de nouveaux savoirs, comme lieu de connexion avec des controverses historiographiques, comme support à des enquêtes socio-anthropologiques dans l’univers des sciences (terrains de fouilles, laboratoires, dépôts, musées). L’occasion également de reprendre en collaboration des enquêtes déjà entamées, ici et là, au sein de notre École, où, finalement, l’archéologie a toujours été plus ou moins présente, sans occuper le devant.