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La Lettre n° 68 | Dans les centres et les services | Départs en retraite
Marie-Annick Morisson
par Brigitte Mazon

Les voyages de Marie-Annick Morisson

Arriver à l’École en 1973, la quitter aux premiers jours de 2014, quelle longévité professionnelle ! Marie-Annick Morisson est de celles et ceux qui ont eu le bonheur de faire toute leur carrière à l’École. Sans s’y enfermer, sans s’y ennuyer, car on ne s’enferme pas à l’École et on ne s’y ennuie jamais. On y voyage, dans le temps et dans l’espace. On y voyage d’autant plus qu’on est archiviste. Dans le temps, celui d’une institution bientôt septuagénaire que Marie-Annick a rencontrée juste avant sa première grande mutation, lorsqu’elle était en train de devenir l’École des hautes études en sciences sociales. Devenue archiviste, elle a contribué à la collecte et à la conservation des traces de son histoire. Voyage dans l’espace aussi, celui propre aux archives, ces lieux improbables de la collecte ou ces kilomètres de cartons, monotones en surface, vertigineux en profondeur.

Marie-Annick a d’abord travaillé pendant deux décennies à la périphérie de l’École, à l’orée du Bois de Boulogne. Elle était alors membre du Groupe d’archéologie du village médiéval, mise à disposition du Musée national des arts et traditions populaires où elle fut d’abord bibliothécaire. Dans ce musée-laboratoire consacré à l’ethnologie des sociétés rurales Marie-Annick cataloguait et enrichissait les collections de livres anciens de folklore et d’ethnologie, de littérature de colportage, d’impressions populaires et d’almanachs. Puis, des livres, elle est passée aux archives, de l’imprimé aux manuscrits, des collections aux fonds, de la périphérie au centre.

De son expérience internationale des chantiers de fouilles, qui ont occupé longtemps tous ses loisirs, Marie-Annick a reporté toutes ses qualités de minutie, de circonspection, de rigueur d’un travail à la fois intellectuel et physique, abstrait et matériel. Car les archives sont sous bien des aspects semblables aux objets archéologiques qu’on manipule avec précaution, qu’on soulève et déplace, mais qu’on ne saurait isoler de leur contexte, sans mal les décrire ou les comprendre.

Ce sont toutes ces qualités et cette expérience que Marie-Annick a apportées aux archives de l’École en venant rejoindre, en 1993, un bureau alors constitué d’une seule personne, pour devenir un service de deux archivistes, bientôt aidées dans leurs missions par de nombreux vacataires, saisonniers pour la plupart. Car les archives s’enrichissaient de saison en saison, en ces périodes estivales de collecte et de classement, qui correspondaient à la libération des salles de cours transformées en salle de tri, suivie de périodes de repli où les cartons s’empilaient dans des zones de stockage temporaire, le temps d’affiner l’analyse et de structurer l’information avant la cotation définitive et le transfert vers leur lieu de conservation pérenne, les Archives nationales.

Toutes ces opérations rigoureuses de traitement des archives, de ces documents uniques et originaux qui nous parviennent dans leur classement originel ou en désordre, qui nécessitent une analyse, un plan de classement, une description à géométrie variable (du dossier à la pièce), toutes ces étapes d’intervention de l’archiviste, Marie-Annick les a contrôlées et maîtrisées pour de nombreux fonds qui enrichissent le patrimoine archivistique de l’EHESS. Sa formation universitaire initiale en histoire de l’art, complétée de l’acquisition des fondamentaux de l’archivistique, lui ont permis de traiter en profondeur un premier double fonds, émanant d’un couple de chercheurs inscrits dans le paysage intellectuel de l’EHESS : Pierre et Galienne Francastel, historiens d’art.

Dans ce paysage nous avons ensuite inscrit ensemble bien d’autres fonds dont celui de Robert Mandrou qui a marqué une étape méthodologique importante du service des archives en matière d’archives privées : plan de classement et collecte initiale sur le lieu même de la première sédimentation des archives, au domicile du chercheur, en présence du donateur du fonds (le fils, l’épouse, la sœur), voire du chercheur lui-même. Cette immersion dans les lieux de la production de l’archive, ce contact avec celui qui les a produites ou avec celui ou celle qui a vécu à ses côtés, dans son environnement familial, donne à l’archiviste l’immense privilège d’une perception directe et vécue de ce qui va devenir, pour d’autres, un matériau, un fonds d’archives exploré dans un autre espace, une autre temporalité. Travailler chez Robert Mandrou, parmi ses livres et objets, en présence de Christiane son épouse, a été une expérience unique, comme a été ensuite unique pour Marie-Annick, la collecte en direct des archives de Georges Condominas, recueillant pendant près de dix ans les riches papiers de l’anthropologue, dispersés en des lieux différents : son bureau, son centre de recherche, son domicile, sa maison de campagne. Fidèle, compétente et discrète, mettant de l’ordre dans ses papiers pour assurer leur transmission, Marie-Annick a été pour Georges Condominas un gage de tranquillité d’esprit au soir de sa vie. Elle a été la parfaite incarnation d’une des missions de l’archiviste auprès des anciens membres d’une institution.

Mais ces fonds de chercheurs, auxquels il faut ajouter celui de l’économiste Charles Bettelheim ont été loin d’occuper toute la carrière de Marie-Annick à l’EHESS. Les centres de recherche ont bénéficié de son intervention, à commencer par le Centre de recherches historiques, puis le Centre de documentation et de recherche sur l'Asie du Sud-Est et le Monde Insulindien, le Centre d'études maghrébines, le Groupe de géographie sociale, le Laboratoire de psychologie sociale, pour n’en citer que quelques uns.

Toutefois ce sont aussi les archives administratives de l’École qui ont occupé au moins une part égale de son temps, avec le même respect et le même sérieux que l’archiviste prête aux productions documentaires personnelles qu’à celles plus anonymes de l’administration. Et c’est en grande partie grâce à Marie-Annick que les archives administratives de l’établissement ont été régulièrement versées aux Archives nationales accompagnées de leurs inventaires, assurant à la mémoire de l’École la pérennité documentaire de son action institutionnelle.

Lorsqu’on y a passé quarante années de sa vie professionnelle, on n’a pas l’intention de quitter complètement l’École, même si le temps de la liberté de voyager hors des cartons est revenu. Et comme le bénévolat des archivistes retraités pour le classement de quelques fonds choisis est une pratique courante dans le métier, nous avons quelques chances de revoir encore Marie-Annick parmi nous. Bons voyages, Marie-Annick !