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La Lettre n° 57 | Vie de l'École
par Jean-Marie Schaeffer

Contribution au débat sur les études cinématographiques à l’École

François Weil a souhaité initier un débat sur les études cinématographiques à l’École. Les premiers échanges ont eu lieu lors du conseil scientifique du 6 novembre 2012.

La question de l’avenir des études cinématographiques à l’École est un serpent de mer qui resurgit chaque année au moment des élections. Depuis une bonne dizaine d’années l’histoire se termine toujours de la même façon : aucune candidature n’a réussi à emporter l’adhésion de l’Assemblée. Cela n’est pas étonnant : d’une part, les collègues directement concernés n’ont jamais pu se mettre d’accord sur une candidature, d’autre part, et c’est plus fondamental, ces candidatures ont toujours été présentées en l’absence de toute réflexion collective préalable sur ce que l’École veut et peut développer comme recherche et offre d’enseignement par la recherche dans ce domaine. Du fait de l’absence d’une telle réflexion c’est la logique du renouvellement d’une niche existante ou de développement d’une nouvelle niche qui a prévalu dans le profil des candidatures soutenues par les uns ou les autres au fil des années. Ainsi un présupposé tacite est que le recrutement en question doit être centré sur l’étude du cinéma ou, à défaut, sur une autre pratique audiovisuelle spécifique (la vidéo, la photo, l’image graphique). Mais les questionnements qui nous importent actuellement, doivent-il nécessairement être définis par leur objet ? Une autre entrée ne serait-elle pas aussi, voire plus fructueuse ? Ce n’est pas à moi de répondre à cette question, mais ne pas la poser c’est en fait préempter la réponse.

De façon plus générale, il me semble qu’il serait plus intelligent d’inverser les priorités : avant de poser la question des candidatures, nous devrions mener une réflexion collective sur ce que l'École peut et veut dans le champ de l’étude des pratiques dont le cinéma est une des provinces.

Pour cela il faut partir d’un état des lieux, fût-il provisoire et partiel. L’EHESS est depuis plusieurs décennies un haut lieu des études cinématographiques en France, et ceci dans trois champs : l’étude du cinéma (de fiction) comme pratique artistique, l’étude des images mouvantes comme sources ou documents historiques et l’utilisation du film comme outil anthropologique. La renommée et l’attractivité de l’École dans ce champ pourraient sembler paradoxaux dans la mesure où le nombre de directions d’études et de séminaires dédiés directement au champ cinématographique a toujours été très limité. Aussi est-elle à chercher ailleurs : dans le caractère innovant voire, pour les deux premiers champs, fondateur des travaux menés à l’École par nos aînés.

La naissance et le développement en France de l’étude du cinéma comme pratique artistique sont ainsi indissociables des travaux de Christian Metz dont le séminaire à l’École a été fréquenté par la plupart des chercheurs qui, devenus universitaires, ont joué un rôle moteur dans la création de nombreux départements d’études cinématographiques en France et à l’étranger, qui pendant longtemps (et pour certains jusqu’à aujourd’hui encore) se sont inscrits dans les perspectives sémiotiques développés par Metz. Jacques Aumont, qui a pris la suite de Christian Metz et a continué sur la même lancée dans des perspectives théoriques renouvelées : ses travaux, aussi bien que ceux de Christian Metz, ont attiré les meilleurs des étudiants français et étrangers. Mais Jacques Aumont, bien que toujours actif, est parti à la retraite et il n’a pas été remplacé.

À travers Marc Ferro, l’École a joué un rôle fondateur dans la découverte de l’image cinématographique (surtout, mais pas exclusivement, « documentaire »), comme source et document historiques : son séminaire à l’EHESS a été la pépinière de plusieurs générations de chercheurs dans ce champ. Ses travaux ont été extrêmement féconds sous deux autres aspects : la dimension épistémologique, puisqu’ils ont mis les historiens face à la question du statut épistémologique des médias audio-visuels, et la dimension de diffusion, puisqu’à travers ses émissions de télévision, Marc Ferro a contribué à une éducation critique du regard des citoyens.

Certes, l’usage du cinéma comme outil anthropologique trouve son origine non pas à l’École mais au CNRS et à l’Université Paris X, puisque Jean Rouch – le « père » du cinéma ethnographique français actuel – a été chercheur au CNRS et a fondé le DEA d’études cinématographiques à Nanterre. Mais cette approche s’est très vite implantée à l’EHESS, grâce à deux chercheurs du CNRS, Éliane de Latour et Marc-Henri Piault, et deux collègues de l’École, Jean-Paul Colleyn et Jean-Claude Penrad, rejoints rapidement par Stéphane Breton, en sorte qu’actuellement l’École est un des établissements qui comptent sur un plan international dans le champ de l’anthropologie visuelle. La combinaison de l'activité analytique et de la pratique cinématographique qui caractérise ce champ a par ailleurs en grande partie présidé à la naissance d’une division spécifique, la division de l'audiovisuel, qui, il faut le souligner, ne cesse de prendre en importance, notamment du fait du développement de l’outil audiovisuel dans beaucoup de centres de l’École ainsi qu’à une demande de plus en plus forte de la part des étudiants.

Mais un autre point importe, et il devrait nous amener à ne pas nous contenter de l’état des lieux qui précède. En réalité les études cinématographiques doivent être resituées dans le champ plus vaste des questionnements sur l'image menés par les historiens et les historiens de l'art (Jean-Claude Schmitt, Hubert Damisch, Louis Marin, Jean-Claude Bonne, Daniel Arasse, Giovanni Careri, Éric Michaud, Georges Didi-Huberman,...), les spécialistes de la photo et des images numériques (André Gunthert), les anthropologues travaillant sur la question des relations entre images, écriture et mémoire (tels Carlo Severi ou Béatrice Fraenkel), et bien d’autres encore. Les initiatives croisées ont été et continuent à être multiples et très fructueuses. Bref, la question du devenir des études cinématographiques (comme celui d’autres directions d’études définies par des « objets » spécifiques) gagnerait à être posée dans le cadre plus vaste de cet ensemble de recherches. D’une part, les pratiques des « images » sont multiples ; d’autre part, il n’est pas sûr que des découpages qui étaient pertinents il y a trente ans le soient encore actuellement.

Comment circonscrire ce champ plus vaste ? Il y a eu par le passé une volonté forte de le structurer davantage. Mais il faut avouer que les tentatives réitérées de créer un « Pôle Image » n'ont guère été couronnées de succès, peut-être parce que la notion générique d' « image » manque pour le moment de consistance épistémique, ou parce que nous n'avons pas réussi à trouver les questionnements pertinents, ou encore parce que le projet même d’un tel pôle constitué autour d’une notion difficile à circonscrire et à définir est peut-être une fausse bonne idée.

Pour ma part, il me semblerait plus sage en un premier moment de nous appuyer sur la division de l’audiovisuel, pour en faire un levier structurant. Structure transdisciplinaire ouverte aux projets venant de tout horizon, réunissant en son sein interrogations théoriques et proximité avec le terrain pratique, libre de tout attachement à un champ spécifique (elle a à faire au cinéma, tout autant qu’à la vidéo, la photo, l’enregistrement sonore, etc.), confrontée à une forte demande de la part des collègues et des étudiants, disposant déjà d’une bonne visibilité extérieure et susceptible de la développer davantage si on lui en donne les moyens, elle constituerait peut-être la meilleure plate-forme à partir de laquelle l’École pourrait s’interroger sur un positionnement fort dans le champ de l’étude des pratiques audiovisuelles. Car c’est là une autre question qu’il faudra bien aborder, c’est peut-être le niveau (objectal et épistémique) des pratiques audiovisuelles qui est le bon niveau pour se poser la question de ce que l’École veut et peut dans ce champ des images dont l’image cinématographique est une province.

Outre le recentrage autour de la question de l’audiovisuel, un deuxième levier pour mener une réflexion réellement fructueuse est la question de la formation. La demande d’une formation dans le champ des pratiques audiovisuelles est très forte, mais actuellement les étudiants concernés circulent entre les mentions et les directions d'études en se construisant un curriculum plus ou moins improvisé. Ceci est d’autant plus paradoxal qu’en même temps certains de nos séminaires (dont les thèmes sont souvent fort éloignés du cinéma) attirent de nombreux mastérisants du département d’études cinématographiques de Paris III. Il me semble urgent d’inverser, là encore, notre manière de procéder. Avant de développer des alliances (et de choisir les partenaires), nous devrions d’abord viser à mettre sur pied un parcours de formation cohérent (et visible) pour nos propres étudiants, afin d’affirmer notre propre force face à nos partenaires potentiels. Or, nos ressources sont certainement plus vastes et plus diversifiées que l’état des lieux provisoire que j’ai ébauché ne le laisse penser. Il me semble donc indispensable en un premier moment de lister toutes nos ressources avant, dans un deuxième moment, d’engager une réflexion sur un parcours cohérent pour les mastérisants et un ensemble de problématiques attractives pour les doctorants.

L’École a, j’en suis convaincu, les ressources nécessaires pour développer un « profil » original et conforme à ses orientations dans le domaine de l’étude des pratiques audiovisuelles. Une fois que nous serons d’accord sur ce profil et sur le projet de formation qui va avec, la question des recrutements et celle des alliances pourront trouver une issue qui soit réellement dans l’intérêt de notre établissement.