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La Lettre n° 56 | Échos de la recherche
par Sabina Loriga

L’Atelier international de recherche sur les usages publics du passé (PRI)

Les dernières décennies semblent avoir connu un double processus, apparemment contradictoire, de passion pour le passé d’une part, et de perte de confiance dans la connaissance historique, de l’autre. Elles sont marquées par l’inflation de références au passé (comme la vague de commémorations et de patrimonialisations). Mais un scepticisme ordinaire, irréfléchi, fondé sur l’idée selon laquelle l’histoire a toujours été et sera toujours écrite par les vainqueurs, semble prévaloir. De ce penchant pour le soupçon, on trouve trace dans la presse (qui mentionne « l’histoire manipulée », « l’histoire occulte », « ce que les historiens vous ont caché ») et aussi dans la littérature.

C’est dans ce climat complexe qu’une série d’« affaires » a mobilisé les opinions publiques sur des objets d’histoire : de la mémoire de l’esclavage aux crimes du communisme, de la guerre d’Algérie à l’accusation de meurtre rituel contre les juifs. La multiplication des controverses publiques et autres polémiques constitue sans nul doute une raison majeure qui fait comprendre que, depuis le Historikerstreit et la publication du texte d’Habermas (1986), la question des usages politiques du passé soit devenue un thème récurrent de la réflexion des historiens. La multiplication de colloques et d’articles, la constitution de comités de vigilance, les débats au sein des associations professionnelles, montrent assez que des historiens de tous les pays se donnent pour objet de mettre en lumière les « déformations » de l’histoire et leurs raisons proprement politiques.

Il nous a semblé important d’élargir la notion d’usage public de l’histoire et donner une plus grande continuité aux différentes initiatives locales et individuelles. L’EHESS pourrait, grâce à ses ressources internationales et interdisciplinaires, jouer un rôle important dans cette perspective. Notre programme de recherche se fonde en particulier, sur trois considérations complémentaires.

La première concerne ce qu’on pourrait appeler la géographie des affaires : il nous semble essentiel d’aller au delà de la dimension nationale et d’envisager des formes d’internationalisation, voire de globalisation. Les affaires les plus brûlantes de ces dernières années concernent essentiellement deux types de situations. Il s’agit pour une part des relations entre deux ou plusieurs entités nationales : par exemple, les vicissitudes historiques qui lient et divisent Corée, Chine et Japon, Israël et Palestine, Pologne et Allemagne, les pays balkaniques, Chypre, etc. Mais il s’agit aussi, d’autre part, de problèmes exacerbés par des tensions et parfois aussi par des équivoques, qui ne sont pas compréhensibles à l’échelle nationale : c’est le cas de l’or des nazis en Suisse ou de la mémoire de la colonisation.

La deuxième considération touche à la conformation de l’espace public. Les réflexions récentes sur les usages politiques du passé ont souvent été marquées par la nostalgie d’un prétendu « âge d’or » (sans doute largement surestimé) dans lequel le passé aurait été réservé aux seuls historiens. Il convient de dépasser ce point de vue et de se donner les moyens d’analyser les processus de communication et les transformations contemporaines de l’espace public – dans ses multiples dimensions, nationales, religieuses, médiatiques, etc., qui souvent se superposent ou s’entrecroisent.

La dernière considération concerne enfin la confrontation avec d’autres formes de connaissance du passé. Quand les historiens professionnels n’ont pas, de fait, l’exclusivité de l’interprétation du passé, il nous semble qu’il serait utile d’envisager de manière plus systématique d’autres vecteurs de la mémoire sociale, tels que la littérature et le cinéma. Il ne s’agit en rien ici de replacer l’histoire sous la houlette des arts ; le dessein est, plus simplement, de cultiver une politique de confrontation avec ceux-ci, afin de conférer plus de profondeur et de variété au discours historique.

Afin de nous donner les moyens d’aborder ce programme, nous avons crée un atelier de recherche sur les usages publics du passé. Le terme « atelier » indique suffisamment que nous récusons tout point de vue étroitement normatif et que nous n’invitons pas, cela va de soi, à la constitution d’un nouvel organisme de contrôle des usages du passé.

Depuis 2009, nous avons cherché simultanément mis en place quatre espaces de réflexion commune. En premier lieu, un groupe de discussion à l’EHESS, réunissant des historiens de différentes périodes, des spécialistes de différentes aires culturelles, des sociologues et des philosophes qui travaillent sur la multiplication des controverses publiques sur des objets d’histoire. Ensuite, un réseau international de correspondants, de façon à couvrir plusieurs aires géographiques et espaces nationaux. En troisième lieu, un site web, avec l'objectif de publier un voire deux dossiers thématiques par an, des analyses de cas spécifiques (dans la rubrique « affaires et controverses ») et des réflexions critiques, de nature historiographique et théorique plus générale (par exemple, des réflexions sur l’espace public, la mémoire, les média). Afin de proposer une veille de l'actualité, nous avons établi un accord avec le Courrier international pour mettre en ligne une quinzaine d’articles par an. Préparé par Francis Zimmermann, le site a été mis en place dans le cadre du programme de recherche interdisciplinaire Sites web dynamiques de l’EHESS. Enfin, des journées d’études : les premières, qui ont eu lieu en juin 2012, ont été consacrées à la question du trauma dans l’interprétation du passé ; les prochaines, prévues pour le juin 2013, seront dédiées aux usages et mésusages des Lumières dans la « conscience publique » actuelle du passé.

Actuellement, l’Atelier est coordonné par l’équipe suivante : Sabina Loriga (directrice d’études GEHM-CRH), Olivier Abel (professeur de philosophie, président du Fonds Ricœur et membre du CRAL), Stefano Bory (chargé de recherche à l’Université de Naples et membre de l’IRIS), David Schreiber (professeur agrégé ENS), Isabelle Ullern-Weité (dr EPHE, directrice pédagogique du Centre de formation professionnelle Initiatives).