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La Lettre n° 47 | Réflexion sur...
François Hartog et Philippe Casella
François Hartog et Philippe Casella
Crédits : L. Dappe
par François Hartog

Pour une coopération renforcée avec le Brésil

De retour du récent Congrès des historiens brésiliens à San Paolo, qui a réuni en juillet 2011 plus de huit mille participants, François Hartog, dont le livre Évidence de l’histoire vient de paraître en portugais chez un éditeur de Belo Horizonte, s’exprime ici sur la nécessité de renforcer la coopération scientifique avec le Brésil.

Les échanges qu’il a eus avec Philippe Casella à ce propos sont rapportés ci‑dessous sous forme d’interview.

Philippe Casella : Quels sont les arguments pour renforcer de façon prioritaire la coopération scientifique avec le Brésil ?

François Hartog : Pour l’heure, se manifeste au Brésil une confiance en l’avenir. Un Européen ne peut pas ne pas en être frappé ! En quinze ans, la situation a évolué avec une rapidité stupéfiante. L’enseignement supérieur et la recherche ont été des priorités de l’ère Lula. Mais dès les années 60, et même pendant la dictature, le gouvernement brésilien avait financé les universités fédérales et, surtout, distribué de nombreuses bourses pour que les étudiants aillent faire des thèses à l’étranger, notamment, en France. La « colonie » brésilienne était la plus nombreuse à l’École dans les années 80. À partir des années 90, ces étudiants formés en France, mais aussi très souvent aux États-Unis, ont commencé à occuper des postes de responsabilité dans leurs universités. Ont alors été mis en place des programmes doctoraux de bon niveau dans les universités fédérales. Aujourd’hui, le statut des étudiants brésiliens est plutôt enviable. Si la sélection est sévère, ils peuvent ensuite obtenir assez facilement des allocations de recherche substantielles (environ le double du salaire minimum pour les masterants, le triple pour les doctorants). Les bibliothèques, l’absence de bibliothèques en nombre suffisant, plutôt, a longtemps été un problème majeur, mais la mise en place de portails informatiques a sensiblement changé les conditions de travail (même si, on le sait bien, les ressources informatiques ne sont pas tout).
Aujourd’hui, ne viennent plus à l’EHESS que les étudiants qui ont des projets de recherche très spécifiques. L’un d’entre eux, par exemple, achève une thèse avec moi sur Georges Duby, la première thèse sur Jean-Pierre Vernant est aussi une thèse brésilienne.
Si les étudiants brésiliens sont aujourd’hui moins nombreux à l’EHESS – 85 étudiants brésiliens en 2010/2011, soit 2,74% du nombre total des étudiants inscrits –, ils voyagent énormément, notamment grâce aux fameuses « bourses sandwich » qui financent leurs séjours à l’étranger pour des durées de trois à six mois et parfois même jusqu’à un an. Les Brésiliens financent aussi bon nombre de séjours « post-doctoraux » à l’étranger pour leurs chercheurs de tous âges. L’École pourrait chercher à en accueillir davantage.

Ph. C. : Quels sont les thèmes et les approches privilégiés par les historiens brésiliens ?

F. H. : L’Atlantique, l’esclavage, bien évidemment l’histoire du Brésil, éventuellement l’histoire comparatiste … en fait, les historiens brésiliens sont présents sur tous les fronts, avec un intérêt marqué pour ce qu’ils nomment « théorie de l’histoire ». Savez-vous que le Brésil doit être le seul pays au monde où l’on crée des postes en théorie de l’histoire ?

Ph. C. : Nous passons de façon classique d’un appui au développement scientifique à une coopération équilibrée. Comment pouvons-nous développer les échanges notamment en faveur des étudiants de l’École ?

F. H. : Il faudrait renforcer les co-tutelles avec les universités brésiliennes ce qui, en histoire, ne devrait pas être difficile sur des sujets comme, par exemple, l’histoire transatlantique, l’histoire coloniale ou les problématiques de l’empire, mais, en fait, dans toutes les disciplines, et, principalement, avec des étudiants ne travaillant pas sur le Brésil. Les Brésiliens n’ont pas de tropisme américain du Nord, le passé francophone est encore présent et, globalement, la France reste attractive. Mais attention, ils tiennent beaucoup, à juste titre, à la symétrie des échanges. L’idée de développer des co-tutelles entre l’EHESS et les universités brésiliennes devrait être popularisée, par exemple, auprès des collègues brésiliens que nous invitons chaque année – quatre en 2010 –, qui d’ailleurs devraient être mieux associés à la vie de l’École. Cette question dépasse largement le cadre du Centre de recherche sur le Brésil et devrait être portée politiquement au sein de l’École. Il est vrai aussi que si nous avions des bourses à distribuer nous pourrions plus facilement attirer des étudiants, et les choisir !

Ph. C. : Les contrats doctoraux dont dispose l’École peuvent être attribués à des étudiants brésiliens, sur le principe rien ne s’y oppose. Cependant, cette attribution ne peut être garantie. Sans doute pourrions-nous envoyer d’autres signaux tels des prix de thèse qui distingueraient des étudiants étrangers.

F. H. : Ne négligeons pas non plus la question de la langue. Dans les colloques organisés au Brésil le recours à l’anglais n’est pas encore systématique. Il y a encore des étudiants et des collègues à même de lire le français.

Ph. C. : Comment d’une façon plus générale, développer la collaboration scientifique de l’EHESS avec le Brésil ?

F. H. : L’École doit recruter sur le Brésil. Trop d’atermoiements qui, vus du Brésil, je vous assure, paraissent, pour le moins, curieux. Il y a urgence, vraiment.
On pourrait aussi essayer de réfléchir à l’idée de faire venir à l’École quelques chercheurs brésiliens qui auraient le statut de « cumulants », ce qui nécessiterait sans doute une adaptation du statut. Le « chercheur cumulant » recruté dans ce contexte pourrait passer chaque année deux mois et demi à l’École pendant lesquels il ferait un séminaire intensif conçu comme un relais avec la recherche en cours dans son université au Brésil. Ils seraient les porteurs « naturels » de co‑tutelles et de programmes d’échanges : dans les deux institutions.
Mais il n’y a pas que les recrutements, il y a aussi la production scientifique elle-même. Les Presses universitaires au Brésil sont nombreuses, certaines d’excellente qualité, même si la diffusion des ouvrages est toujours un problème. Ils publient beaucoup, ils traduisent largement. Mais je crois que, de notre côté, nous devrions réfléchir à une politique de traduction de nos livres et, pourquoi pas, à des formules de co-éditions. Cela ne vaut pas que pour le Brésil, mais au Brésil, il y a des conditions favorables pour une telle approche.

Ph. C. : Si depuis le XIXe les élites brésiliennes parlent et lisent le français, vous nous dites « rien n’est jamais acquis ». Nous ne pouvons pas être spectateurs.

F. H. : En effet, l’École n’a pas l’exclusivité, les Brésiliens développent des coopérations avec plusieurs établissements parisiens, dont Paris 4, la position de l’École n’est pas éternelle, nous n’avons pas beaucoup de temps.

Ph. C. : L’École pourra bientôt faire le choix de faire évoluer le dispositif des cumulants, ce débat pourra être ouvert. En attendant nous pouvons consolider les échanges scientifiques à partir des instruments existants à l’EHESS et utiliser les possibilités qu’offrent les financements de l’European Research Council, en sollicitant des candidatures de Brésiliens.

F. H. : L’École pourrait aussi essayer de faciliter les échanges scientifiques entre les différents États de l’Amérique du sud, notamment entre le Brésil, le Mexique et l’Argentine qui, paradoxalement, communiquent mal entre eux (au moins pour ce que je connais). Un rôle de relais et d’incitations.

Ph. C. : Cette démarche devrait trouver naturellement sa place dans un des Instituts d’études avancées …