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La Lettre n° 55 | Échos de la recherche

Aires culturelles et sciences sociales, ou les deux cultures : à propos du « séminaire interdisciplinaire d’études turques »

par Marc Aymes, Maroussia Ferry et Hayri Gökşin Özkoray

Le séminaire interdisciplinaire d’études turques est un lieu où les chercheurs et étudiants du Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques (CETOBAC) ont pour habitude de se retrouver. De 2006 à 2008, François Georgeon et Altan Gökalp en furent les hôtes. Leur idée était semblable à celle qu’exprime aujourd’hui la charte scientifique du master de sciences sociales de l’EHESS : Innervant toutes les formations du master, les filières “aires culturelles” sont solidement ancrées dans la pratique des langues et du terrain et fermement insérées dans le contexte des interfaces des sciences sociales. En d'autres termes, il s'agit de combiner une initiation aux grandes questions d’une « aire culturelle » avec des éclairages sur les spécificités des différentes disciplines mobilisables en la matière. Fermé pour travaux en 2008-2009, rouvert depuis, le séminaire s’est poursuivi avec le même souci : l’entrecroisement des sciences sociales et des « aires culturelles » demeure problématique (La séance introductive de l’année 2007-2008 est disponible en vidéo).

La question ne date pas d’aujourd’hui : c’est en des termes similaires déjà que Fernand Braudel réfléchissait à l’enseignement d’une Grammaire des civilisations (1987 [1963]). Cependant ce legs reste marqué au coin de l’ambivalence : « la vertu des aires culturelles », dont l’expérience insulindienne avait convaincu Denys Lombard (1994), est loin d’avoir accédé au statut de paradigme. D’aucuns ont préféré soutenir la nécessité d’une « banalisation » des aires culturelles (Camau 1996) ; d’autres en ont prononcé la péremption (Miyoshi et Harootunian 2002). La polysémie de la notion ne simplifie pas les choses : les aires sont à la fois « espaces-objets », « secteurs de la connaissance » et « dispositifs de formation et de recherche » (Chevrier 2008 : 46) — elles sont aussi, serait-on tenté d’ajouter, des instruments de compartimentage géopolitique (cf. Szanton 2004). Un « forum » réuni à l’EHESS sur ces questions en 2002-2003 prit acte de cette complexité[*]. Les aires culturelles ont plus d’une vie.

Comment, en pratique, faire que chacun en vienne à s’interroger publiquement sur les articulations entre son « aire » de recherche et les configurations des sciences humaines ou sociales ? Tentative parmi d’autres, le séminaire interdisciplinaire d’études turques vise à combiner ces deux objectifs : d’une part, introduire aux terrains et aux débats du champ des « études turques », approchées à la confluence des compétences linguistiques, des ressources documentaires et des institutions de spécialisation ; d’autre part, y diffracter la complexe géométrie des problèmes posés aussi bien au sein dudit champ que transversalement à lui.

Le travail du séminaire ne peut, on le comprend, s’en tenir à la description et à l’état des lieux : il lui faut mettre en jeu les contradictions que produisent les allers-retours entre deux cultures (ici distinguées pour les besoins de l’analyse), l’une « générale », l’autre « aréale ». La consigne est que se succèdent des paires de séances focalisées autour d’un thème et d’une bibliographie déterminés, en lien avec les travaux d’un chercheur invité. À celui-ci il est certes demandé de présenter une recherche in situ, mais aussi d’indiquer quelles lectures et notions ont été, quoique sans relation aucune avec les « études turques », essentielles à sa progression. Au premier plan figurent donc les outils de travail, qui décrivent un champ de recherche non exactement congruent avec celui de l’aire : c’est à partir d’eux que les participants sont invités à réfléchir aux liens pouvant être tissés entre les problèmes généraux des sciences sociales et leurs recherches en cours. Ainsi par exemple, lors de sa participation au séminaire, Marie-Carmen Smyrnelis mit en évidence les correspondances entre son étude des appartenances ethniques et religieuses en contexte ottoman (2005), d’une part, et l’ethnographie des relations sociales proposée par Bruce Kapferer en Zambie (1969), de l’autre. Quelques mois plus tard, Galia Valtchinova soulignait ce que son travail sur les lieux saints en Bulgarie (2009) devait à la réinterprétation du pèlerinage proposée par Simon Coleman (2002). Par où l’on voit que l’anthropologie sociale n’est pas indifférente aux frontières et aux communautés subreptices qu’instaurent les « études turques ».

Citons d’autres exemples encore. L’année 2011-2012 nous a amenés à évoluer suivant deux principaux plans de réflexion : les critères de la démarcation culturelle, d’une part ; les ambivalences de l’appropriation politique, d’autre part. Qu’il s’agisse de l’émergence d’une onomastique familiale comme instrument de légitimation au sein des élites ottomanes (Olivier Bouquet) ou des politiques de « l’indigénisation » en Asie centrale (Vincent Fourniau), l’accent a porté sur la nécessité de rechercher les outils juridiques ou philologiques qui matérialisent ces processus, pour en déduire des rapprochements avec de possibles cadres généraux d’analyse. Aussi, autant que des modalités de production et de perpétuation de règles dominantes, il convenait de traiter de leur défectuosité : à ce titre l’analyse des « marges » comme concept en sciences sociales et comme outil d’analyse en islamologie depuis le 11 septembre (Hamit Bozarslan), la recherche de stratégies de « contournement » vis-à-vis de l’historiographie nationaliste des pays issus de l’Empire ottoman (Bernard Lory), ou encore l’historicisation des pratiques savantes à partir de l’analyse des conditions et objectifs de leur mise en œuvre (Elisabetta Borromeo), ont constitué autant de manières de s’assujettir à l’aire tout en sachant s’en affranchir.

Autant que de frontières ou de communautés, cependant, les « aires culturelles » sont affaire de durée(s). À cette aune, le séminaire est aux prises avec les dilemmes temporels de la formation à et par la recherche. Dans le parler d’aujourd’hui, la difficulté se résumerait ainsi : comment rendre un exposé de résultats pertinent auprès de chercheurs davantage préoccupés par le défrichage de leur projet ? Mais cette tension prend aussi, eu égard à la question des aires culturelles, une autre tournure : l’apprentissage linguistique, la prise en main des outils documentaires, la familiarisation avec les us et coutumes de la « spécialité », sont autant d’exercices ascétiques qui, indispensables à la recherche sur le point de se faire, risquent de reléguer en jachère les terroirs de la culture « générale ». Le temps du master et du doctorat n’est plus celui de la formation générale, nous objectèrent ainsi certains étudiants : nous avons notre content de sciences sociales à tiroir, l’important désormais (ajoutaient-ils) est la spécialisation. Chacun n’ayant pas le même cursus à son actif, nous remarquâmes des variations de longueur d’onde sur le spectre des disciplines : les plus virulentes critiques adressées à notre approche, jugée trop semblable à celle d’un manuel de licence, se réclamaient de formations sociologique, anthropologique ou philosophique ; la parole des historiens semblait plus réservée. Nonobstant ces disparités, le dilemme des « deux cultures » (générale et aréale) s’est ainsi enrichi d’une question supplémentaire, susceptible d’alimenter des réflexions futures : est-il acquis que la formation aréale doive être le stade ultime de la culture générale, celle-ci étant vouée à faire office de vestibule à celle-là ? Problème, en somme, de « vases communicants » : comment faire en sorte que les deux cultures générale et aréale s’alimentent l’une l’autre, sans confiner la première ni distendre la seconde ?

Le travail demandé aux étudiants pour la validation du séminaire nous a servi de terrain d’expérimentation : il consistait en une note critique qui, à l’instar de la démarche adoptée durant l’année, devait réaliser une conjonction de références choisies afin de mettre en relation certains enjeux de l’aire culturelle et ceux des sciences sociales. La préparation et la discussion de ces travaux ont permis à chacun de confronter sa propre scénographie de recherche au paysage campé par le séminaire, par-delà la diversité des thèmes abordés. Ce travail de rapprochement et de comparaison révèle comment des théories générales, ou des rapports de causalité relevés dans d’autres aires pour des situations semblables, ont été (ou pourraient être) intégrés par la terminologie et les habitudes de pensée pratiquées au sein des études turques, et comment ces habitudes s’en trouvent à la fois vivifiées et mises à nu.

Ne sous-estimons pas cependant les difficultés. La principale est l’asymétrie qui enraye le jeu de va-et-vient entre l’aréal et le général. Rien ne l’illustre mieux que le grand partage entre l’« empirique » et le « théorique » : dans la mise en scène du séminaire, il n’est pas rare que l’aire soit située du côté du premier, et identifiée au particulier, à la spécialisation — tandis que l’apport des sciences sociales est imputé au second, à un schème abstrait censé préfigurer l’universel. Nous rejoignons ainsi l’idée, classique dans les programmes de formation doctorale de par le monde, que tout terrain « empirique » doit être en quelque sorte rétro-éclairé par la mobilisation d’un bagage « théorique ». Mais réciproquement, cette approche semble exclure que les sujets agissant sur le terrain « empirique » puissent jamais être accrédités en « théorie ». Or, « pourquoi Ibn Khaldûn n’aurait-il rien à dire aux historiens de Rome, de Byzance, de la Chine ou de l’Occident médiéval et moderne ? Pourquoi n’aurait-il rien à dire de notre monde contemporain ? » (Martinez-Gros 2006 : 231). C’est dont à s’interroger sur les conditions d’une possible symétrie des « deux cultures » que l’avenir de notre réflexion doit être consacré. Peut-être alors l’aire culturelle deviendra-t-elle davantage qu’une « filière » : un laboratoire théorique, à l’instar de ce qu’il advint du « terrain insulindien » sous la plume de Denys Lombard (1990 : 8) : « pas plus que la Chine, [il] ne constitue un “cas particulier” de l’histoire du monde […]. Pour l’étude des notions d’influence, et surtout de tradition, d’acculturation, d’ethnicité, qui encombrent tant aujourd’hui nos sciences de l’Homme, nous avons là un laboratoire exceptionnel ».

Le séminaire interdisciplinaire d’études turques se poursuit en 2012-2013 : vous y êtes tous les bienvenus !

[*] Nous remercions Francis Zimmermann de nous en avoir aimablement communiqué les archives. Signalons aussi (pour s’en tenir à l’E HESS) le site « Les Angles de l’Asie » qui, adossé à la mention de master « Asie méridionale et orientale », offre abondance de matière à réflexion :
Références citées
BRAUDEL, Fernand (1987) Grammaire des civilisations, Paris, Arthaud-Flammarion [éd. orig. S. Baille, F. Braudel et R. Philippe, Le Monde actuel, histoire et civilisations, Paris, Belin, 1963].
CHEVRIER, Yves (2008) « La traversée des sciences de l’Homme : aires culturelles, humanités et sciences sociales » in T. Sanjuan (dir.), Carnets de terrain. Pratique géographique et aires culturelles, Paris, L’Harmattan, p. 43-94.
COLEMAN, Simon (2002) « Do you believe in pilgrimage ? Communitas, contestation and beyond », Anthropological Theory, 2, p. 355-368.
KAPFERER, Bruce (1969) « Norms and the manipulation of relationships in a work context », in J. Clyde Mitchell (dir.), Social Networks in urban situations, Manchester, Manchester University Press, p. 181-244.
LOMBARD, Denys (1990) « Le Carrefour javanais. Essai d’histoire globale, vol. 1 : Les limites de l’occidentalisation », Paris, Éditions de l’EHESS.
(1994) « De la vertu des aires culturelles et de celle des aires culturelles asiatiques en particulier » [First annual lecture of the International Institute for Asian Studies at Amsterdam on 27 May, 1994], Leiden, IIAS. Reparu sous le titre « De la vertu des “aires culturelles” » in J. Revel et N. Wachtel (dir.), Une École pour les sciences sociales. De la VIe Section à l’École des hautes études en sciences sociales, Paris, Éditions du Cerf / Éditions de l’E HESS , 1996, p. 115-125.
MARTINEZ-GROS, Gabriel (2006) Ibn Khaldûn et les sept vies de l’Islam, Arles, Actes Sud.
MIYOSHI, Masao et H. D. H AROOTUNIAN (dir.) (2002) Learning Places. The Afterlives of Area Studies, Durham / Londres, Duke University Press.
SMYRNELIS, Marie-Carmen (2005) Une Société hors de soi. Identités et relations sociales à Smyrne aux XVIIIe et XIXe siècles, Leuven, Peeters.
S ZANTON , David L. (dir.) (2004) The Politics of knowledge. Area studies and the disciplines, Berkeley / Los Angeles, University of California Press.
VALTCHINOVA, Galia (2009) « Le Mont de la Croix : partage et construction de frontières dans un lieu de pèlerinage bulgare », in Dionigi Albera et Maria Couroucli (dir.), Religions traversées. Lieux saints partagés entre chrétiens, musulmans et juifs en Méditerranée, Arles, Actes Sud, p. 115-142.