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La Lettre n° 34 | Dans les centres et les services | Départs en retraite
Bernard Vincent
Crédits : GEI
par Jean-Paul Zúñiga

Bernard Vincent

Après vingt-deux ans d’activité à l’EHESS Bernard Vincent part à la retraite cette année. L’approche de cette nouvelle phase dans sa vie de chercheur — pendant laquelle il pourra sans doute se consacrer plus exclusivement à ses travaux et peut-être moins aux problèmes de chacun des membres du Groupe d’études ibériques (GEI) —  se prête, comme toute nouvelle étape, aux bilans. Ce regard porté sur toutes ces années a quelque chose d’étrange, car parler des recherches de Bernard Vincent revient dans une certaine mesure à parler du GEI lui-même, et notamment des nombreuses discussions au cours de tant de séminaires et de repas en commun. Cela s’explique en particulier par la manière dont il a toujours conçu la recherche, ne séparant jamais le chercheur de l’homme.
Avec tact — Bernard est un homme discret — il nous a fait part de ses inquiétudes pour l’avenir de la recherche en sciences sociales et pour celui de l’École, tout comme il nous a fait partager ses bonheurs — sa famille, ses petits-enfants — et ses attachements, à l’Andalousie en particulier, dont il se considère le fils adoptif (et elle le lui rend bien ! Une rue de Santa Fé ne porte-t-elle pas le nom de Bernard Vincent ?).
Ce fort ancrage andalou ne s’est cependant jamais départi d’un regard ample sur un monde ibérique bien plus riche que la seule Castille : Bernard a toujours promu une vision large du monde hispanique, de part et d’autre de l’Atlantique — attitude souvent proclamée mais rarement menée à bien — tout comme il a su pousser ses étudiants à passer par dessus les barrières nationales qui séparent encore trop fortement les historiographies espagnoles et portugaises. Rien d’étonnant dès lors à ce qu’il se soit également intéressé au versant américain de la Couronne portugaise, franchissant de la sorte les frontières qui, là aussi, séparent deux mondes qui se tournent le dos, l’Amérique hispanique et le Brésil. Le groupe d’études qu’il a fondé épouse ainsi ce mouvement traduit par la transformation de son nom, d’abord Groupe d’études hispaniques puis d’études ibériques, regroupant aujourd’hui des spécialistes de l’Afrique, de l’Amérique et de l’Europe hispanophones et lusophones.

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Colloque dédié à Bernard Vincent

Le parcours intellectuel de Bernard répond à cette ouverture géographique par la diversité des thèmes qu’il a traités tour à tour. Cette variété recèle pourtant un certain nombre de constantes. En effet, depuis sa thèse d’État, en 1986 (Entre Islam et chrétienté : le royaume de Grenade au xvie siècle), il s’est intéressé au royaume de Grenade et notamment à la question morisque, sujet dont il est l’un des plus grands spécialistes et qui constitue la colonne vertébrale de son travail. Ses travaux, qui font référence en Espagne, lui ont valu la distinction de trois doctorats honoris causa à Alicante, Almeria et Grenade. Il s’est en outre attaché à l’étude des marginaux, on pense en particulier à son livre Minorías y marginados en la España del siglo xvi, (1987). Cette préoccupation a par ailleurs nourri nombre de ses enseignements.
À cette liste (non exhaustive !) de thèmes de recherche, il faut également ajouter la question des captifs en Méditerranée (« Procédures et réseaux de rachats de captifs dans l’Espagne des xvie et xviie siècles », in Le commerce des captifs : les intermédiaires dans l’échange et le rachat des prisonniers en Méditerranée xvie-xviiie  siècles, Wolfgang Kaiser (ed.), 2008) et celle des esclaves (Esclavages et dépendances serviles, avec Myriam Cottias et Alessandro Stella, 2006). L’étude de l’exploitation des esclaves dans le monde méditerranéen moderne, puis dans un cadre de plus en plus vaste, l’a amené à explorer les formes de la dévotion à des saints noirs à l’époque moderne, posant la question de leur circulation dans le monde catholique et du sens qu’il convenait de lui accorder (« Le culte des saints noirs dans le monde ibérique », in Ritos y ceremonias en el mundo hispano durante la Edad Moderna, 2002). Cette attention constante au cadre spatial extrêmement étendu de la monarchie transparaît plus particulièrement dans des livres tels que 1492, « l’année admirable » (1991) ou Le temps de l’Espagne (xviexviie siècles), écrit en collaboration avec Bartolomé Bennassar en 1999, pour ne citer que les plus connus.
Au-delà des différentes thématiques, cette énumération un peu lapidaire me semble traduire en même temps, et les préoccupations scientifiques d’un historien du social, et, plus largement, un positionnement moral et philosophique : comment parvenir à déceler et à faire entendre la voix de ceux dont on peut plus difficilement retracer les destinées ? Comment écrire l’histoire des petits, des persécutés, ou de tous ceux dont la discrétion documentaire était la condition même de la survie ? À travers ses études sur les morisques et sur les marginaux (qu’il s’agisse d’esclaves ou de prostituées), c’est bien une manière de comprendre les dynamiques sociales qui est affirmée. Bernard Vincent cherche non seulement à donner la parole à ceux que l’on entend le moins, mais il tente aussi de leur restituer la capacité — ou parfois l’incapacité — de contourner, de récupérer ou d’instrumentaliser les contraintes qui étaient les leurs afin d’exister et d’imaginer un possible avenir : à leur redonner en somme le rôle d’acteurs.
Mais parler de Bernard implique forcément d’évoquer sa dimension profondément humaine : fidèle en amitié, proche de ses collaborateurs et de ses étudiants. Nous sommes nombreux à avoir constaté à quel point le souci de leur réussite a souvent revêtu la forme d’une affaire personnelle. C’est cette attention aux personnes qui explique que son passage dans les diverses fonctions qu’il a occupées à l’École ait marqué ses collaborateurs, de la Division Histoire à la direction du CRH, qu’il a assurée avec Gérard Béaur pendant quatre ans. C’est encore ce souci pour l’autre qui explique le caractère soudé du Groupe d’études ibériques dont il est, au sens propre, le cœur.
Conséquence logique de cette importance centrale des affects dans son travail, la bibliographie de Bernard constitue aussi bien une trajectoire scientifique que le reflet de rencontres humaines : comme co-auteurs ou comme éditeurs d’ouvrages collectifs, établir l’inventaire de ses collaborations scientifiques revient à dresser une liste d’autant d’amis.
Et c’est sans doute cela qui constitue la principale force de Bernard : avoir réussi à bâtir son activité de recherche comme un lieu d’échanges scientifiques et humains. Gageons que son départ à la retraite ne soit pour lui qu’une nouvelle forme (plus libre ?) de continuer à faire ce qu’il nous a appris à pratiquer pendant toutes ces années : cultiver une approche généreuse de l’enquête en sciences sociales, combinant avec intelligence le travail personnel et la recherche collective.