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La Lettre n° 83 | Dans les centres et les services | Disparition
Archives, érudition et sciences sociales : l’anthropologie historique d’Alain Dewerpe
par Jean Boutier

Archives, érudition et sciences sociales : l’anthropologie historique d’Alain Dewerpe

Des ouvriers de la manufacture d’indiennes de Jouy-en-Josas, étudiés dans les années 1970, à cette histoire sociale de l’usine qu’il préparait depuis de longues années pour la collection « essais » chez Gallimard, Alain Dewerpe aurait pu être un historien à plein temps du travail industriel. Mais tant les livres publiés que les chantiers en cours révèlent les curiosités d’un esprit libre et exigeant, nourries d’expérience individuelles qu’il dévoilait plus, indirectement, à travers ses travaux, qu’à travers ses rares confidences. L’histoire du livret ouvrier dans la France du premier XIXe siècle ou du groupe Manouchian (FTP-MOI) sont encore dans ses dossiers.

Mais, derrière la diversité de ses enquêtes, en France et en Italie, du XVIe au XXe siècle, c’est une façon de faire de l’histoire qui a constitué très tôt la marque distinctive de Dewerpe. A la fin des années 1970, nous avons travaillé ensemble pendant plusieurs années sur un projet que nous avait proposé Daniel Nordman, autour des pratiques politiques de l’espace par la monarchie française au début des guerres civiles, dans les années 1560. Curieusement, Dewerpe avait presque de la sympathie pour la monarchie fragile de ces Valois itinérants qui cherchaient dans le renforcement d’un rapport personnel avec leurs sujets et leur royaume une solution politique à la crise violente qui secouait la France des années 1560. C’est la lecture de Robert K. Merton qui lui avait suggéré un modèle de la crise qu’il avait ensuite élaboré grâce à un considérable travail documentaire. La collection des imprimés de la Bibliothèque nationale de France lui avait permis une description chiffrée de l’inflation des libelles et pamphlets à la veille du voyage de Charles IX (1564-1566), jusqu’à l’accalmie relative de l’année 1566, qui pouvait laisser croire au succès du « voyage politique ». Il avait cherché les clés de l’intercession monarchique dans les épais registres de la chancellerie royale aux Archives Nationales. Pour Dewerpe, les sciences sociales étaient inséparables des sciences de l’érudition, de l’enquête critique qui exige une fréquentation prolongée des archives, de toutes les archives sans exception, comme il l’a rappelé dans son introduction à Charonne. Il partageait avec E.P. Thompson ce refus de la séparation entre la réflexion théorique et l’immersion empirique. La rencontre des archives, de l’enquête érudite et des sciences sociales, c’est sans doute cela qui donne tout son fondement à ce que Dewerpe appelait l’« anthropologie historique » et qui, au fil des années, s’est affirmée comme sa marque de fabrique. Le voyage de Charles IX avait été son banc d’essai. Et il s’en était fallu de très peu que notre « tour de France royal » (1984) ne soit sous-titré « une anthropologie historique de l’état à la Renaissance ».