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La Lettre n° 83 | Dans les centres et les services | Disparition
Faire séminaire avec Alain

Faire séminaire avec Alain

par Mathieu Arnoux, Jérôme Bourdieu, Jean-Yves Grenier et Gilles Postel-Vinay

Le jeudi 2 avril 2015, nous avions notre séminaire « Discipline au travail ». Alain n’est pas venu. Il n’avait prévenu aucun d’entre nous et ce n’était pas dans ses habitudes. Une première absence avait alerté l’un des nôtres puisqu’il ne s’était pas rendu au Conseil d’Administration de l’EHESS du mardi précédent. D’ordinaire, il arrivait toujours en avance à Jourdan où se tient le séminaire et se proposait d’aller chercher la clé pour ouvrir aux étudiants, sans doute afin de nous rappeler qu’il était bientôt l’heure et que nous devrions peut-être interrompre nos activités. Quelques jours ont passé sans nouvelles, augmentant notre inquiétude : ce n’était plus tenable, l’un de nous a essayé de l’appeler puis de lui envoyer un message. La réponse reçue de son téléphone nous apprenait qu’il était hospitalisé dans un état grave.

Ce séminaire avait commencé sans lui quelques années plus tôt. Il portait alors sur la durée du travail. En 2001, nous avons décidé de modifier la problématique de notre séminaire et nous l’avons intitulé « Discipline au travail ». En consultant le bréviaire de l’EHESS où sont recensés tous les séminaires en activité, il nous est apparu que celui que nous inventions empiétait très largement sur celui de notre collègue Alain Dewerpe qui avait, au moins, le privilège de l’antériorité. Sans doute convaincu par le rapport inégal des nombres - il était seul, nous étions quatre – Alain a très volontiers accepté de se joindre à nous. Et depuis 2003, nous avons fait séminaire ensemble.

Devant un public auquel il n’était pas habitué, composé pour une large part d’économistes férus d’analyses statistiques et de modèles mathématiques, Alain a tenu sa ligne avec résolution. Chaque année, il nous concoctait des dossiers d’une subtile précision où se mêlaient témoignage des protagonistes, descriptions techniques et une riche iconographie. L’ordre manufacturier, de la manufacture d’Oberkampf aux usines aéronautiques de la seconde guerre mondiale, n’avait plus tellement de secret pour lui : quand, en partie par amicale provocation à son égard, nous proposions de lire l’article de l’économiste historien Gregory Clark « Factory discipline », qui modélise l’adhésion à la discipline usinière des ouvriers par le souhait d’être contraint au travail par le contremaître afin de ne pas céder à la tentation de la paresse, il nous rappelait les descriptions de Marx inspiré par Ure. Et surtout, il mettait sur la table un dossier prouvant que la question des formes disciplinaires était toujours plus compliquée et subtile que ce qu’un modèle trop simple pouvait en dire, comme celui sur les usines Citroën pendant la guerre de 14, où l’ordre sévère de l’atelier était complété par une nurserie… Les images de toutes sortes représentant le travail industriel, ancien et moderne, étaient un point d’ancrage pour rompre avec une lecture scolastique et de là il pouvait remonter à d’autres analyses, mieux inscrites dans la réalité sociales à ses yeux, comme celles de Burawoy et de Braverman.

Faire séminaire avec Alain, c’était avoir la certitude que les certitudes ne seraient plus aussi sûres après qu’il ait présenté le matériel historique riche et hétérogène qu’il apportait au débat. Il pouvait commencer la discussion en distribuant des livrets ouvriers du milieu du XIXe siècle, en soulignant combien ces papiers de police du travail pouvaient fournir le moyen d’un contrôle des populations ouvrières, enregistrant leurs déplacements, leurs fautes commises sur leur lieu de travail, voire leurs dettes. Ce n’était que pour aussitôt rappeler que les livrets étaient parfois égarés par leur détenteur, qu’il suffisait d’arriver de la campagne pour en être dispensé et donc qu’il était tentant de s’y rendre pour pouvoir se présenter blanchi de fait devant un nouveau patron. Son analyse se centrait sur un contrôle externe du travail par une police des papiers et, en même temps, son savoir d’historien le renvoyait sans cesse au principe de réalité des contraintes matérielles qui pèsent sur les pratiques ordinaires.

Ce souci de construire des problématiques à la fois générales et capables de donner de l’intelligibilité au réel, cette capacité à inscrire le récit de l’historien dans une démarche de science sociale, voilà ce qui caractérise la méthode d’Alain Dewerpe. On sait que, pour aller « au-delà des généralités trop souvent consacrées ‘‘au monopole de la violence légitime’’ » et établir « cette double dimension, d’incorporation et d’institutionnalisation du meurtre d’Etat », Alain a dû en passer par une étude minutieuse de ce que fut l’événement Charonne : une cartographie minutée de chaque cortège, le recoupement de différents témoignages sur chaque parole des policiers, une description minutieuse du « bidule », arme de défense devenue instrument de violence… Le prix à payer pour pouvoir proposer une interprétation historique était celui de la précision et du doute qui nait de la confrontation à la factualité du réel. Pour lui, cela produisit Charonne 8 février 1962. Un massacre d’Etat, un des plus grands livres sur la violence d’Etat. Avec nous c’était à chaque séminaire le sentiment de parvenir à tenir ensemble, parfois dans l’hésitation, tout le spectre d’analyse d’un fait historique.