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La Lettre n° 83 | Dans les centres et les services | Disparition
Alain Dewerpe, historien du secret
par Pascal Engel

Alain Dewerpe, historien du secret

Outre son œuvre considérable d’historien du travail et du mouvement ouvrier, Alain Dewerpe a publié deux grands livres, Charonne, 8 février 1962, et Espion. Ce qui unit ces livres très différents est qu’ils portent tous deux sur le monde de la police et du renseignement. Mais ils ont une portée bien plus vaste, tant cet univers est le prisme à travers lequel on peut comprendre les conditions de la vie politique contemporaine, et bien au-delà, de la nature de l’Etat et du pouvoir.

Le plus célèbre, Charonne (2006) qui a déjà acquis le statut d’un classique, est bien plus qu’une chronique détaillée de la manifestation du 8 février 1962 et du massacre d’Etat dont ce nom est devenu l’emblème. C’est, comme son sous-titre l’indique, un travail d’ « anthropologie historique ». En analysant ce qui avait rendu possible cette tuerie, Alain Dewerpe décrit minutieusement les réseaux et les niveaux de la responsabilité au sein de la police, ainsi que les liens troubles qui unissaient alors la haute hiérarchie policière avec l’armée, l’Etat gaulliste et l’OAS. Charonne montre comment la tuerie policière est immédiatement recouverte d’une chape de plomb de censure et de désinformation, tant l’évènement ne peut se dire. L’enquête historique exemplaire que mène Alain Dewerpe sur les processus d’occultation policière et politique de la vérité retrouvait ainsi les analyses qu’il avait menées dans son autre maître-livre, Espion, une anthropologie historique du secret d’Etat contemporain (Gallimard 1994). Ce livre pionnier, parcourant un terrain presque vierge, ne fait pas seulement l’histoire des services secrets, du renseignement et des deuxièmes bureaux, de l’âge classique à l’époque contemporaine, montrant comment on est passé de l’espionnage guerrier et encore artisanal de l’Ancien régime à la police généralisée d’aujourd’hui. Il fait aussi, à travers les diverses incarnations de l’espion qui, au fil des âges, passe du statut d’aristocrate dilettante à celui de soldat de l’ombre et à celui d’agent très spécial à la James Bond pour finir en barbouze ou en fonctionnaire grisâtre à la Le Carré, une analyse des limites indécises qui existent entre paix et guerre, entre héroïsme et trahison, entre honnêteté et vol, entre public et privé, entre vérité et mensonge. Les « honorables correspondants », les élégants diplomates, les soldats de l’ombre ne sont jamais loin des gens peu honorables, des crapules et des délateurs. Le rôle de l’espion a changé à travers l’histoire. Dewerpe montre (à travers notamment une analyse magistrale de l’évolution du roman d’espionnage et du personnage de l’espion dans la littérature) comment cette figure s’est construite. D’abord au sein d’un univers où la tromperie et le secret faisaient partie intégrante de la politique, puis en opposition au souci de transparence et de publicité de l’âge des Lumières, et enfin comme une sorte de double obscur de la démocratie, « retour de la parole refoulée de l’ordre politique contemporain ». Mais l’historien insiste aussi sur ce qui n’est pas historique dans l’usage du secret « comme si la pratique de la dissimulation, de la tromperie, du silence, relevait d’une immobile et invariante nature du politique » : le pouvoir ne peut jamais se dire - arcana imperii – mais il doit se montrer sans cesse. Dewerpe ne cesse, dans Espion, de mettre au jour le statut paradoxal du secret : on le cache, mais il est de Polichinelle, la divulgation fait partie de sa nature même, ostentatio arcanorum. Le secret est une constante de la vie politique. Il n’y a pas plus, en ce sens, d’ « histoire du secret » qu’il n’y a « d’histoire de la vérité». En revanche il y a toute « une histoire dormante, aux flexures presque inaudibles » des manières dont on a caché la vérité, refusé de la dire, comploté pour la dévier, payé des gens pour la rendre indéchiffrable, pour la mettre en évidence aussi, de manière à faire croire et tromper ceux qui voulaient savoir. Espionner, nous dit Dewerpe, « c’est à la fois rechercher une vérité positive sciemment obscurcie ; dévoiler une réalité qui s’avance masquée, et viser à tromper, à mentir, afin d’accaparer cette vérité et, par le mensonge, imposer à l’autre l’erreur qui le portera à la défaite. »

Il n’est pas étonnant que ce grand livre d’histoire, écrit dans un style d’une densité d’une tension rares, soit aussi un grand livre de philosophie et pas seulement de philosophie politique. Tous ceux qui aujourd’hui réfléchissent sur la nature de l’information et de la connaissance à l’ère de l’internet devraient lire ce livre, tant ses leçons peuvent s’étendre à notre univers numérique. Nos « réseaux sociaux » ne sont-ils pas, au-delà de vitrines supposées de la démocratie de l’information, des descendants des réseaux d’espionnage étatiques ? Dewerpe montre que l’espionnage est le corrélat de l’extension de la guerre à la sphère privée dans le monde contemporain. Que l’empire du faux semblant et du mensonge soit passé de moyen de lutte entre les Etats à l’expression d’une lutte interne à l’individu est un changement lourd de sens, dont nous mesurons tous les jours les effets. Pourquoi doit-on toujours taire la vérité, prendre des poses et respecter la political correctness, alors même que le savoir semble accessible universellement? Pourquoi cherche-t-on la vérité ne même temps qu’on doit sans cesse la cacher ? Qui la possède et a le droit de la posséder ? Pourquoi le progrès du savoir doit-il aller de pair avec une surveillance universelle ? On pourrait être tenté de lire dans l’histoire racontée par Dewerpe une sorte de redoublement d’une leçon nietzschéenne ou foucaldienne: la vérité n’existe pas, elle n’est qu’une fiction, une sorte de joker dans un jeu de dupes et de masques au service de la poursuite du pouvoir et de la domination. Mais Alain Dewerpe ne dit rien de tel. Si les vérités sont telles que les espions les cherchent, c’est qu’elles existent, qu’il y a des faits à découvrir ou à cacher, qui méritent qu’on risque sa vie ou celle des autres pour les obtenir ou les entretenir. La vérité est une ressource et un bien précieux, pour lequel il vaut la peine de se battre, mais dont il faut toujours avoir conscience que les conditions de la vie politique contemporaine font qu’elle est manipulée et que les adversaires chercheront à travestir. C’est aussi ce qui donne sens au travail de l’historien, qui se met au service de la vérité quand il analyse aussi bien les dissimulations d’Etat dans l’organisation de la police et du renseignement que quand il s’agit de mener la politique démocratique, qui n’est le plus souvent qu’une « forme sublimée de la guerre civile ».

Il y a un passage fameux de la Guerre du Péloponnèse où Thucydide quitte le ton distancé de l’historien et fait brièvement allusion à son rôle dans la politique athénienne. Alain Dewerpe, en dédicant son livre sur Charonne à la mémoire de sa mère, avait toutes les raisons de mesurer combien son destin personnel pouvait peser sur ses choix d’historien. Mais pas plus que son lointain prédécesseur il n’est intervenu en son nom propre dans l’entreprise de description des conditions objectives des phénomènes qu’il avait choisi d’analyser. Il est, pour ainsi dire, lui-même dissimulé en même temps que totalement présent dans la trame des faits qu’il analyse de manière parfaitement froide et détachée. Cela ne rend que plus profonde et plus dramatique pour ses amis et ses collègues de l’Ecole des hauts études et d’ailleurs, la perte de l’un des plus grands historiens contemporains.