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La Lettre n° 83 | Échos de la recherche
Histoire linguistique  (Turquie-Europe, XIXe-XXe siècle)
par Emmanuel Szurek

Histoire linguistique (Turquie-Europe, XIXe-XXe siècle)

Emmanuel Szurek a été élu maître de conférences à l'EHESS par l’assemblée des enseignants en mars 2015.

L’articulation entre la discipline historique et la question linguistique soulève un paradoxe. D’un côté, les théories linguistiques nourrissent depuis plus d’un demi-siècle la réflexion, voire les controverses historiennes. De l’autre, l’étude du changement linguistique et des conflits linguistiques est relativement négligée par les historiens, en particulier ceux du monde contemporain. Alors que les autres sciences sociales ont fait place à des disciplines centrées sur l’étude des interactions langagières (sociolinguistique, ethnolinguistique, anthropologie du langage), il est ainsi frappant de constater que, parmi les nombreux labels promus par les historiens au XXe siècle, l’histoire des pratiques langagières n’a jamais vraiment trouvé sa place. C’est plutôt du côté des sociolinguistes que l’on trouve des ouvrages se revendiquant explicitement de l’histoire sociale et politique des langues.

Mes recherches se situent au point de rencontre de deux ordres de préoccupations. Je m’intéresse tout d’abord aux politiques linguistiques, qui sont autant de mobilisations publiques dont on peut étudier la genèse sociale et intellectuelle, la légitimation, l’institutionnalisation, et enfin la réception. Ici, le linguistique se conçoit comme cible du politique, objet de savoir et de pouvoir. Il reste que la langue, de par sa nature ubiquitaire, ne peut être considérée comme un périmètre d’intervention publique. Roland Barthes la définissait précisément comme « un organisme trans-social, lié à l’histoire entière de l’homme, et non pas seulement à son histoire politique, historique ». Ainsi j’entends reconnaître, d’autre part, le politique de la langue – la langue entendue comme miroir du politique, où se reflètent la domination et l’aliénation (dans tous les sens du terme) mais aussi l’émancipation, individuelle et collective. Plutôt qu’un fragment de la totalité historique, le linguistique se désigne alors comme un filtre à travers lequel observer le monde social.

Politiques linguistiques et politiques de la linguistique

Plutôt qu’en référence à une aire culturelle, le cadre de mes recherches se justifie par une approche relationniste : il s’agit d’étudier la Turquie vis-à-vis de l’Europe, et réciproquement. Ce qui en premier lieu retient mon attention, c’est l’interdépendance entre la circulation internationale des savoirs (linguistiques, philologiques, ethnographiques) et la fabrique d’une langue nationale. Le turc a en effet été l’objet, au cours du XXe siècle, d’une succession de réformes désignées en Turquie sous le nom de « Révolution linguistique » : passage de l’alphabet arabe aux caractères latins ; simplification de la grammaire ; purge du vocabulaire ; invention d’innombrables néologismes. L’introduction de noms de famille sur le modèle occidental est venue prolonger sur le plan onomastique cette vaste révolution des signifiants. Tout l’enjeu est de penser ensemble l’histoire locale du réformisme linguistique et celle de l’expertise philologique internationale. D’un côté, l’orientalisme, en particulier sous sa déclinaison turcologique, a nourri l’imaginaire des réformateurs turcs ; de l’autre, nombre de savants européens, russes et turcs ont trouvé dans la Révolution linguistique des opportunités de carrière comme experts, conseillers du prince, voire linguistes de régime. En retour ils ont contribué à l’établissement d’un corpus – à commencer par l’improbable théorie de la langue-soleil – qui lui a servi de support scientifique, idéologique et moral.

Ordre politique et ordre linguistique

Régime de parti unique, la Turquie dite kémaliste offre un cas heuristique pour penser le versant linguistique du phénomène autoritaire dans sa dimension pratique et non seulement discursive – à laquelle historiens et politistes cantonnent généralement leur analyse. Qui dit politique linguistique dit police linguistique : le changement d’alphabet, à partir de 1928, s’accompagne de diverses opérations de prohibition, d’incitation, voire de coercition alphabétiques : autant de formes d’intimidation qui renforcent la nature dictatoriale du régime. Autre exemple : la réforme des noms de famille, adoptée en 1934. Celle-ci appelle à la fois une analyse étymologique (en termes de corpus), sémantique (en termes de discours onomastique), sociohistorique (comment concrètement conduit-on seize millions d’individus à adopter un patronyme ?) et sociologique (quelles sont les logiques de classe, de race et de genre à l’œuvre dans la sélection du nom de famille ?). Mon propos, en somme, est de saisir l’empreinte des rapports de domination sur la fabrique et la pratique des outils linguistiques mais aussi la façon dont les acteurs s’approprient, voire infléchissent ces injonctions à la fois discursives et antédiscursives.

La langue en train de se faire

Comment la langue se fabrique-t-elle ? Ma recherche vise à reconstituer les circuits de production du néoturc dans l’atelier du linguiste officiel comme en diverses arènes de normalisation (école, presse, administration), puis d’en observer la dissémination dans l’espace scriptural. Pour cela, je mobilise des sources multiples : archives, presse, notes d’érudition, mémoires, littérature, réclames, photographies. Dans cette perspective, j’anime une enquête collective sur les « Fêtes de la langue » en Turquie : il s’agit de célébrations politiques organisées dans tout le pays entre 1934 et 1950 dont l’objectif est la promotion de la langue nouvelle au sein de la population. Tirées des Archives du Premier ministre, la documentation exploitée permettra d’étudier la transformation linguistique par le truchement de notabilités provinciales dont il s’agira d’analyser le savoir, les croyances et les pratiques langagières. Par delà le jeu du politique, il s’agit aussi de saisir la dimension matérielle du changement linguistique (papier, machine à écrire, typographie, radiophonie, haut-parleur), voire de penser la transformation du turc en termes de mécanisation – c’est-à-dire d’interroger la dimension manufacturière des corpus contemporains.

Une histoire de la professionnalisation linguistique

Mon attention se porte enfin sur ce qu’on appelait au XIXe siècle la « carrière des langues », c’est-à-dire sur tous ceux qui font profession de leurs compétences linguistiques, à l’époque contemporaine : maîtres de langue, répétiteurs, traducteurs, interprètes, drogmans, philologues, speakers. La vie de Jean Deny me sert de fil d’Ariane. Deny fut, tour à tour ou concurremment, étudiant dans le Quartier latin, drogman à Beyrouth, interprète sur le front d’Orient, président de la Société de linguistique de Paris, bibliothécaire au Caire, professeur à l’École des langues orientales, puis à l’université de Georgetown – et poète. Il fut aussi l’administrateur des Langues’O sous Vichy. Conservées depuis peu à l’EHESS, ses archives personnelles et professionnelles font l’objet d’une enquête collective sous ma responsabilité scientifique. Complétées par d’autres fonds publics et privés, elles permettront de poursuivre des travaux engagés à l’École sur le métier d’orientaliste à l’échelle de la Méditerranée. Elles révèleront également toute une couche de linguistes subalternes, souvent négligée par les historiens (« répétiteurs indigènes », interprètes coloniaux, traducteurs à la petite semaine, étudiants, « chômeurs intellectuels »). J’entends enfin d’étudier les circulations croisées du modèle des études par aires culturelles de part et d’autre de l’Atlantique, à travers une étude comparée des établissements d’enseignement et de recherche en langues orientales.