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La Lettre n° 33 | Réflexion sur...
par Yann Potin

Du déménagement à la « mise en archives »

Le déménagement de l’immeuble du 54 boulevard Raspail pose ouvertement la question du triage et de la conservation partielle ou définitive de la documentation scientifique accumulée depuis près d’une quarantaine d'années au sein d'un immeuble qui est le centre névralgique d’une institution dont le rôle moteur dans l'histoire et la politique des sciences sociales en France n'a pas besoin d'être souligné. À l'heure d'une vaste recomposition des structures d'enseignement et de recherche, la question de la préservation et de la délimitation des archives scientifiques, mêlant indistinctement l'activité publique de la recherche à la dimension privée de son exercice, ne constitue en aucun cas une simple formalité technique ou administrative. L’ambiguïté du statut juridique des documents transmis et la variété typologique des « archives » produites par les diverses traditions disciplinaires qui composent le champ des sciences sociales forment assurément les éléments d'un débat dont les enjeux sont autant pragmatiques que théoriques. Source précieuse, sinon unique, pour la réflexion historiographique, condition parfois douloureuse de la « revisite » des terrains, matériau en devenir pour la fabrication d'un savoir positif relevant d'une histoire sociale, politique et économique des sciences, la constitution d'archives spécifiques aux sciences sociales débouche nécessairement sur une objectivation de leurs pratiques et de leurs méthodes.
Les « archives » ont en effet pris, depuis une dizaine d’années, une position nouvelle au sein des sciences humaines et sociales. Le champ des archives déborde désormais très largement le territoire classique de la discipline historique, après en avoir jalousement été le glorieux terreau scientifique et le principal rempart méthodologique. Par inertie matérielle, mais aussi en raison des mutations de paradigmes, la « présence » des archives semble partout se faire plus prégnante. Si transmission et matérialisation du savoir sont au cœur des phénomènes d’archives et d’archivage, il y a là peut-être également un effet de seuil temporel : près d’un siècle après leur lente institutionnalisation, les sciences humaines et sociales sont progressivement entrées, en ordre dispersé, dans un âge historiographique qui ne peut, un jour ou l’autre, échapper à la question de la « mise en archives ».
À la différence de la neutralité apparente du terme d’« archivage », l’expression de « mise en archives » entend indiquer combien la constitution de ce qui est institué, pour finir, en « archives », procède de logiques sociales et politiques de sélection et distinction. À rebours d’un discours qui assimilerait l’archivage à un acte de management documentaire, voire à une opération administrative aussi lourde qu’ennuyeuse, il est nécessaire de prendre la mesure des effets symboliques du transport physique des papiers accumulés. Le changement de lieux suscite un jeu de bascule entre la situation d'abandon apparent ou de stockage passif et la sanctuarisation de tout ou partie de la masse accumulée.
En ce sens, le déménagement du 54 boulevard Raspail représente l'occasion rare de provoquer une réflexion et une action collective, dont la dynamique ne peut se limiter au temps court du transfert physique des documents d’un lieu à un autre. Entre triage, destruction et reclassements d’une masse documentaire redécoupée sans cesse par ses propres usages et par les valeurs variables (scientifiques, juridiques, etc.) qu’on a pu lui imputer dans le temps de la recherche, la fabrication des archives fait l’objet de conflits de représentations et d'appropriations et donne lieu à des négociations, en partie inconscientes et souvent différées, entre un grand nombre de producteurs et de transmetteurs. La délimitation interne et externe de ce que l'on décide finalement de nommer, conserver et donc instituer en tant qu'« archives », qu'il s'agisse de fonds organiques ou de collections documentaires, la variété des instances et supports de production du travail intellectuel, du manuscrit « d'auteur » aux correspondances, des matériaux collectés par les recherches personnelles jusqu'à l'accumulation de données dans le cadre collectif du laboratoire, constituent autant de matières à concertation.
Il est évident que les urgences du calendrier comme les contingences matérielles des espaces publics de stockage risquent d'encourager, en provoquant des décisions irréversibles, la tentation de faire l'économie de ce travail d'élaboration collectif. Toute solution, même bricolée, de préservation temporaire et provisoire des documents pour lesquels une décision satisfaisante ne peut être obtenue dans le temps court du déménagement, doit finalement être préférée à une destruction silencieuse. Le service d'archives dont l’École des hautes études en sciences sociales bénéficie depuis plus de trois décennies, à la notable différence de la plupart des instances universitaires françaises, constitue un interlocuteur décisif quant à ces choix et ces triages, y compris au-delà du temps du déménagement lui-même.
À l’image de la « mise en scène », l’ensemble des multiples altérations, dérivations et opérations effectuées sur les ensembles documentaires accumulés à la veille du déménagement forme à terme le processus qui tend à naturaliser les archives en « source » potentielle pour l’écriture et la revisite des sciences sociales, la transmission de leur données, comme la perception de leur histoire.