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La Lettre n° 79 | Échos de la recherche
par Marie-Vic Ozouf-Marignier et François Weil

Hommage à Louis Bergeron

Louis Bergeron nous a quittés le 9 octobre 2014. Il a partagé plus de cinquante années de la vie de l’Ecole. C’est en effet en 1963 qu’il commence à collaborer régulièrement aux Annales, en tant que référent pour la période révolutionnaire et impériale. Il est élu directeur d’études en 1970.

Né en 1929, brillant étudiant, Louis Bergeron intègre l’Ecole normale supérieure à l’âge de 18 ans. Il y noue de solides amitiés, notamment avec Marcel Roncayolo et Guy Palmade, qui seront ses amis de toujours et avec qui il participera plus tard au développement de la filière des sciences économiques et sociales. Agrégé d’histoire en 1951, il enseigne pendant une dizaine d’années en lycée puis en classes préparatoires avant de retourner rue d’Ulm où il remplace Jean Jeannin comme caïman. Il laisse aux normaliens de l’époque le souvenir d’un enseignant hors pair, capable d’aborder avec une égale érudition et un brio entraînant les sujets les plus éloignés de ses préoccupations personnelles. Soucieux de diversifier les enseignements d’histoire, il introduit l’histoire du temps présent avant même l’institutionnalisation de ce champ. Durant ces années, il se spécialise sur la période de la Révolution et de l’Empire à laquelle il consacre plusieurs ouvrages, dont Les Révolutions européennes et le partage du monde (Bordas, 1968) où il met en œuvre une perspective comparée très stimulante, et L’épisode napoléonien (Seuil, 1972), sans cesse réédité.

Ce sont François Furet et Marcel Roncayolo qui recommandent à Louis Bergeron de faire acte de candidature à la VIe section de l’EPHE en 1970. Il propose alors deux axes de recherche pour sa direction d’études. L’histoire de Paris au XIXe siècle constitue un premier champ, complété par une enquête sur le capitalisme et les capitalistes parisiens de 1795 à 1815. C’est à ce second dossier qu’il consacre sa thèse d’Etat sous la direction de Pierre Vilar : Banquiers, négociants et manufacturiers parisiens du Directoire à l’Empire (EHESS et Mouton, 1978) inspirera de nombreuses recherches futures, au croisement de l’histoire urbaine et de l’histoire économique. Son séminaire devient un lieu où se retrouvent étudiants et chercheurs de l’Ecole et de partout, attentifs aux hypothèses qu’il formule et aux analyses qu’il dégage de ses explorations de fonds d’archives auxquels il est souvent le premier à accéder. Paris et l’histoire industrielle restent pendant toute sa carrière ses objets de prédilection, mais s’il est resté un amoureux de sa ville dont il connaissait mieux que quiconque l’histoire de chaque parcelle (voir son Paris, genèse d’un paysage, en 1989), il a, au cours de sa carrière, considérablement élargi le terrain géographique de son enquête, à la France tout entière, à l’Europe et au monde.

La perspective comparatiste et l’ouverture internationale ont été en effet chez lui une préoccupation précoce et permanente. Sa connaissance des pays passagèrement placés sous la domination française lors des conquêtes révolutionnaires et impériales l’avait sans doute préparé à une réflexion sur les rythmes inégaux du décollage économique en Europe occidentale, et à de vifs débats avec ceux qui avançaient l’idée d’un retard français. Maîtrisant l’anglais, l’allemand et l’italien, il fait de nombreux séjours d’enseignement et de recherche à l’étranger, notamment en Amérique du Nord, en Allemagne et en Italie.

A l’EHESS, il mène de front de nombreuses responsabilités administratives et l’animation de grandes enquêtes. Responsable du DEA et de la formation doctorale en Histoire et civilisations de 1975 à 1984, il prend la direction du Centre de recherches historiques en 1986 et remplit pendant plusieurs années les devoirs d’une charge dont il mesure avec humour les exigences.

Dans son analyse des rythmes de la croissance, tout en maîtrisant parfaitement les acquis de l’histoire quantitative, il est convaincu du rôle des élites et des « entrepreneurs », de leurs alliances et de leurs stratégies. En 1978, il donne un remarquable volume de la collection « Archives », Les capitalistes en France, 1780-1914 (Gallimard-Julliard) dans lequel, relève Jean Bouvier dans les Annales, il met l’accent « sur les obscurs de la réussite de la croissance » et « s’est plus occupé du chœur que des ténors et autres vedettes ». Laissant de côté l’histoire politique et institutionnelle de Paris, telle qu’elle est traditionnellement mise en œuvre, il s’attache, dans une perspective pragmatiste avant la lettre, à développer l’approche prosopographique des milieux économiques et à reconstituer leurs logiques d’action. Cette enquête s’étend à l’ensemble des grands notables français, sous la forme d’un vaste chantier de recherche coordonné avec Guy Chaussinand-Nogaret et d’une publication par volumes départementaux (31 publiés à ce jour) qui associera un très grand nombre de chercheurs, à Paris et en province. Louis Bergeron conserve d’ailleurs son intérêt pour l’approche biographique et prosopographique en consacrant des travaux à de nombreux personnages du monde des affaires ou de l’industrie, parmi lesquels Chaptal, les Rothschild et bien d’autres.

En parallèle, il met en chantier, en collaboration avec Marcel Roncayolo et Philippe Aydalot une autre enquête collective sur le lien entre urbanisation et industrialisation durant la période contemporaine. Cette recherche nourrit des échanges particulièrement fructueux entre les historiens des villes (citons, outre les responsables de l’enquête, Maurice Aymard, Jean-Claude Perrot, Maurice Garden, et bien d’autres), les historiens économistes et spécialistes d’histoire des techniques. Déconstruisant le lien déterministe entre les deux processus, cette enquête dont les résultats demeurent trop dispersés, met en évidence les rythmes syncopés qui animent la croissance des villes et celle des industries dans la France du XIXe siècle. Une enquête qui connaîtra un prolongement avec la recherche engagée par Louis Bergeron et Patrice Bourdelais, alors directeur adjoint du CRH, sur le Creusot puis sur le thème « La France n’est-elle pas douée pour l’industrie ? ».

D’un tempérament généreux et bienveillant, Louis Bergeron a su transmettre et former plusieurs générations de chercheurs. Certains, comme Serge Chassagne et Denis Woronoff, ont accompli avec lui le renouvellement de l’histoire industrielle par l’attention aux traces matérielles, au fonctionnement technique et humain et à l’emprise territoriale des établissements. Il ne s’agissait pas de se détourner des sources d’archives mais de les conjuguer avec le recoupement de multiples observatoires sur le terrain. Des années 1970 date l’engagement de Louis Bergeron dans la promotion de l’archéologie industrielle comme champ scientifique et du patrimoine industriel comme domaine d’action publique.

Cette prise en compte des dimensions matérielles de l’industrialisation ouvrait une collaboration étroite avec le monde de la culture et des techniques, et exigeait une sensibilisation des milieux intellectuels tout autant que des responsables nationaux et locaux de la conservation. C’est ce qui conduit Louis Bergeron à fonder en 1978 le Comité d’information et de liaison pour l’archéologie, l’étude et la mise en valeur du patrimoine industriel (CILAC) auquel est adossée la revue L’Archéologie industrielle en France dont Louis Bergeron sera longtemps le directeur de la publication. Des colloques annuels sont organisés, et ce réseau français collabore étroitement avec les spécialistes internationaux réunis dans The International Committee for the Conservation of Industrial Heritage (TICCIH) dont Louis Bergeron fut le président de 1990 à 2000, oeuvrant inlassablement pour la reconnaissance et la structuration de l’archéologie et du patrimoine industriels au niveau mondial. Il se passionne notamment pour le cas américain, auquel il consacre une étude importante (avec Maria Teresa Maiullari-Pontois, Le patrimoine industriel des États-Unis, Hoebeke, 2000).

Il nous laisse une œuvre scientifique marquante, de nombreux élèves, et le souvenir de sa fidélité exigeante à l’égard de notre institution.