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La Lettre n° 33 | Réflexion sur...
Archives
Y. Irid, B. Mazon, G. Le Brech et M.-A. Morisson.
Crédits : D. Fest
par Brigitte Mazon

D’un déménagement l’autre…

Faute d’avoir été dotée de locaux propres au moment de sa création en 1947, l’École a vécu ses trois premières décennies d’existence de locations en sous-locations. Elle était en état de négociation permanente pour son maintien dans des lieux de plus en plus exigus, ce qui ne l’empêchait pas de prospérer et de s’agrandir. Ses salles de cours étaient prêtées par l’EPHE à la Sorbonne, d’autres étaient louées rue Las Cases ou rue de Rennes, ses équipes de recherche étaient logées rue Saint-Guillaume, rue de la Baume, rue de Tournon, rue Richer… mais son centre institutionnel historique restait relativement stable : du 54 rue de Varenne au 54 boulevard Raspail, l’École n’a eu finalement, de 1952 à 2010, que deux adresses, Paris 7ème et Paris 6ème.

Première étape

C’est à l’automne 1975 qu’elle connut son premier grand déménagement. Cet événement relativement banal pour des organes périphériques, devient un moment majeur dans la vie d’une institution lorsqu’il touche son cœur institutionnel, ses services administratifs, appelés de nos jours « services centraux », et son laboratoire de recherche premier né, le Centre de recherches historiques.
L’École n’avait pas tout à fait trente ans (elle est née en novembre 1947), elle venait tout juste de changer d’état civil (de section des sciences économiques et sociales, sixième section de l’École pratique des hautes études, elle était devenue l’École des hautes études en sciences sociales) lorsqu’elle migra du 54 rue de Varenne vers le 54 boulevard Raspail. Ce tournant marque une première étape de son existence. Elle avait certes quitté depuis 1969 d’autres locaux provisoires pour commencer à se regrouper dans un bâtiment de conception moderne, à l’architecture de fer et de verre, au centre de laquelle était installée depuis peu une grande bibliothèque des sciences sociales. La sixième section de l’EPHE était destinée dès l’origine du projet à loger dans cet immeuble, puisque celui-ci avait été conçu par Fernand Braudel (avec le soutien de Lucien Febvre) et le directeur des enseignements supérieurs, Gaston Berger. Cet immeuble, historiquement dédié à la recherche et à la documentation en sciences sociales, était pensé par ses promoteurs comme « une plate-forme de collaboration, un lieu d’expérimentation et un ensemble d’instruments de travail ». À idée neuve, architecture originale : le concept mis en œuvre était celui d’une grande bibliothèque centrale avec des centres de documentation et de recherche, répartis dans les étages et bénéficiant, outre de bureaux pour les chercheurs, d’espaces aveugles de rangement au centre du bâtiment appelés « trémies » en raison de la percée du monte-charge reliant les bibliothèques de recherche à celle plus généraliste du premier étage.
Mais entre la naissance du projet (1955), l’achèvement de l’édifice (1969) et l’installation presque complète de l’EHESS (1975), il s’était écoulé près de deux décennies. La double fonction de Fernand Braudel, à la fois administrateur de la nouvelle Maison des sciences de l’homme et président de l’ancienne sixième section, avait pris fin depuis 1972 et le lien naturel entre les deux institutions fut pour un temps rompu. Son successeur, Jacques Le Goff, a dû soulever maints obstacles pour obtenir l’hébergement de la jeune EHESS dans les cinq étages libérés par le ministère de la Justice (premier propriétaire du terrain où s’élevait la prison du Cherche-Midi).
En s’installant dans la Maison des sciences de l’homme, Jacques Le Goff laissait au 54 rue de Varenne les archives historiques de l’institution, à charge pour son nouveau secrétaire général, François Pianelli, d’en prendre soin en recrutant une archiviste auprès de la mission des archives du Rectorat de Paris. C’est ainsi que je m’installais pour quelque temps dans les locaux dépeuplés de la rue de Varenne où avait officié, jusqu’à sa disparition brutale en 1975, l’ancien secrétaire de la section, Louis Velay, fidèle bras droit de Fernand Braudel.

Nomadisme

Un déménagement, un décès, un changement de direction, une refondation : un seul de ces événements suffit en général à provoquer une « mise en archives » (Yann Potin). Lorsque ces événements sont simultanés ou concomitants, l’archiviste en mission de sauvegarde peut d’abord avoir le sentiment de se trouver bien seule face à ces gisements dont elle doit assurer la prise en charge dans des lieux déserts.
Je vivais parmi les Anciens, quelques morts mais de nombreux vivants, sur les traces de leurs actions administratives et scientifiques qui avaient donné corps aux contours d’une institution inventée à partir d’une idée simple : regrouper les sciences sociales dispersées dans les facultés et organismes divers pour les faire dialoguer. L’idée était ancienne, elle remontait au moins à la naissance des Annales d’histoire économique et sociale ; elle ne fut pas facile à mettre en œuvre, et connut plusieurs tentatives et échecs. Par nature les archives des commencements se trouvent ailleurs, là où les idées se sont rencontrées et ont germé avant leur transplantation dans un nouveau corps. Je cherchais donc les traces et les lieux d’une gestation originaire. Je me rendis dans d’autres fonds d’archives, américains pour certains. Mais c’est une autre histoire, celle de l’archiviste qui collecte aussi des sources.
Une fois les archives du 54 rue de Varenne recollées et reconditionnées, il s’avéra qu’il n’y avait pas d’espace prévu pour elles dans la partie du bâtiment qu’occupait nouvellement l’École au 54 boulevard Raspail. Les caves étaient déjà distribuées, les trémies occupées par les magasins des unités de documentation. C’est ainsi que le premier fonds d’archives de l’EHESS fut hébergé pour un temps sous les combles de la Sorbonne, auprès de la mission des archives du Rectorat de Paris. S’il y avait là le cœur institutionnel des archives, ses poumons et autres organes étaient ailleurs. Les strates d’archives de l’École étaient constituées de gisements décalés dans l’espace et le temps. Alors que le très riche fonds Clemens Heller (l’inventeur des « aires culturelles » à la française), était resté rue de Tournon (où je le pris en charge au début des années 80) et que le fonds du président Braudel s’était égaré dans les greniers du château d’Alexis de Tocqueville dans la Manche (où François Furet m’envoya le récupérer avant qu’il ne connaisse une autre destination), je regroupais tout ce que je pouvais dans un local du Centre d’études nord américaines, logé pendant quelques années rue Pierre et Marie Curie.
Ce nomadisme de l’archiviste et des archives prit fin au moment de la dissolution de l’Association Marc Bloch, au milieu des années 80, lorsque ses locaux de gestion, au 8ème étage du bâtiment du 54 boulevard Raspail me furent attribués, à charge pour moi de traiter les archives de la défunte association dont la transformation ancienne en organe de gestion de la section avait rendu ses administrateur « comptables de fait ».
Le tout premier service des archives était ainsi à l’image d’une École longtemps nomade, aux entités dispersées dans de multiples locaux parisiens et dont le prestige tenait plus à un esprit (et à une importante production éditoriale) qu’à une unité spatiale et immobilière. L’École, dans ses trois premières décennies d’existence, c’était avant tout une affiche, conçue par Lucien Febvre, un réseau, des rencontres, des lieux d’enseignement et de recherche disséminés dans Paris. Depuis la fédération initiale de ses membres recrutés dans les institutions existantes pour se voir offrir un complément d’enseignement exclusivement dédié à la recherche en sciences sociales pratiquée en séminaires, l’École s’était étendue en quelque sorte par capillarité.

Figures tutélaires

C’était le premier âge de l’École : l’âge de l’invention, de l’expérimentation, des réseaux fédérateurs. C’était l’âge de la création des premières équipes et unités de recherches collectives, voulues par Lucien Febvre et dont l’esprit subsiste à l’heure actuelle sous des intitulés et regroupements divers et dont les figures tutélaires marquent la renommée de l’École (aux côtés de Lucien Febvre, Fernand Braudel, Charles Morazé, Gabriel Le Bras ont pris place au fil des ans : Raymond Aron, Georges Balandier, Roland Barthes, Roger Bastide, Pierre Bourdieu, Georges Condominas, Louis Dumont, Alphonse Dupront, Marc Ferro, Pierre Francastel, Georges Friedmann, François Furet, Louis Gernet, Maurice Godelier, Lucien Goldmann, Georges Guilbaud, Georges Gurvitch, Alexandre Koyré, Ernest Labrousse, Jacques Le Goff, Emmanuel Le Roy Ladurie, Claude Lévi-Strauss, Maurice Lombard, Jean Malaurie, Robert Mandrou, Ignace Meyerson, Denise Paulme, Jacques Soustelle, Germaine Tillon, Alain Touraine, Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet… pour n’en citer que quelques uns qui participaient activement à la vie de l’École au début des années soixante-dix).
Puis vint le second âge de l’École, marqué par son installation au 54 boulevard Raspail, l’âge de la refondation et du regroupement, qu’inaugura Jacques Le Goff en succédant à Fernand Braudel. Il ouvrit cette période en suscitant une intense réflexion collective sur l’identité de l’École. Pour en débattre il invita tout le corps enseignant à Royaumont, en 1973. Il organisa la concertation avec les commissions des personnels nouvellement créées, avant de donner naissance, en janvier 1975, au premier statut d’autonomie de l’École qui la détachait de sa matrice originaire, l’École pratique des hautes études. Le fonds d’archives du président Le Goff est très révélateur de cette période d’intense redéfinition institutionnelle.

Mémoire institutionnelle et scientifique

Le regroupement des archives au 54 boulevard Raspail au milieu des années quatre-vingts avait été de courte durée, car leur accroissement devint exponentiel. Les versements réglementaires des archives administratives aux Archives nationales ne compensaient pas la place prise par les fonds d’archives de la recherche, archives des centres et des chercheurs, qui commençaient à nous parvenir. Le bureau des archives avait été renforcé au début des années 90 par une annexe au 105 boulevard Raspail où me rejoignait Marie-Annick Morisson et plus récemment Jacqueline Monfort. Puis c’est au rez-de-chaussée du 96 boulevard Raspail, au-dessus des caves de stockage, que nous a été attribuée une salle de traitement et de consultation des archives, occupée à ce jour par Yamina Irid et Goulven Le Brech.
Pionnière sur le terrain des archives institutionnelles et scientifiques des sciences sociales, l’École des hautes études s’est ainsi dotée au fil des ans d’un service d’archives qui n’a guère d’équivalent dans les universités (à l’exception de l’UTC de Compiègne qui vient de construire un centre d’archives dans un bâtiment dédié). Grâce à une forte volonté politique de sauvegarde et à des moyens conséquents consacrés à cette prise en charge, l’École peut à l’heure actuelle faire face au traitement des quelque 3 500 mètres linéaires (ml) supplémentaires d’archives scientifiques et institutionnelles accumulées dans ses locaux depuis quarante ans (l’ensemble des gisements documentaires, livres et archives, étant actuellement évalué à environ 8 000 ml).
Si les archives de la première période (1947-1975) ont été collectées discrètement au moment du déménagement et pendant les décennies qui suivirent, celles de la seconde période, qui s’achève avec la perspective de son relogement dans le 13ème arrondissement, bénéficie aujourd’hui de conditions exceptionnelles de traitement et d’information.
Pour prendre en charge cette collecte un dispositif méthodique a été mis en place par le service des archives depuis plusieurs mois. Arpenteurs du bâtiment, nous avons localisé, mesuré, évalué les gisements d’archives et de livres et dressé leur cartographie. Nous avons fait des relevés photographiques documentaires, en même temps que nous avons, avec leur accord, photographié les personnes. Les tableaux de relevés quantitatifs et topographiques par bureaux et par étages ont été ensuite organisés par grands secteurs disciplinaires.
À l’heure actuelle les préparatifs de la mise en carton s’intensifient. Pour aider les correspondants-archives de chaque unité administrative et de recherche, une équipe de jeunes archivistes professionnels a été recrutée. L’analyse qualitative commence à peine, elle a trouvé un lieu de réflexion dans l’atelier du séminaire de Yann Potin (« histoire et anthropologie des archives »), elle se poursuivra au cours d'une « mise en archives » qui se prolongera au-delà du transfert matériel du déménagement. Nous avons toutefois déjà constaté qu’il y a autant d’archives dans la division sociologie-anthropologie qu’il y a de livres dans les bureaux des chercheurs de la division histoire et inversement. Autrement dit les sociologues et les anthropologues sont bien les grands producteurs d’archives des sciences sociales ainsi que l’annonçait Lucien Febvre dans son discours inaugural de la sixième section, en novembre 1947 : « La sociologie qui n’est pas pour nous une suite d’enquêtes sur le temps présent. La sociologie qui est à la base d’un humanisme nouveau. La sociologie qui, en mettant en lumière les analogies que présentent les diverses sociétés humaines saisies au même stade de leur développement culturel, constitue ces archives de l’humanité dont nos fils auront besoin pour constituer fortement sur les racines de nos civilisations fragmentaires, l’édifice cohérent d’une civilisation humaine ».
Quant aux  archives de l’EHESS, elles sont autant de racines de l’édifice cohérent d’une École qui, par son déménagement et sa réorganisation, semble faire son entrée dans le troisième âge de son histoire.