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La Lettre n° 75 | Échos de la recherche
Histoire et historicité de la langue arabe et de l'islam (Maghreb, VIIe-XVe siècle)
par Pascal Buresi

Histoire et historicité de la langue arabe et de l'islam (Maghreb, VIIe-XVe siècle)

Pascal Buresi a été élu directeur d'études cumulant à l'EHESS par l’assemblée des enseignants en juin 2014.

Pascal Buresi, codirecteur de l’Institut d’étude de l’Islam et des sociétés du monde musulman (IISMM) à l’École des hautes études en sciences sociales, est directeur de recherche au CNRS (CIHAM-UMR 5648). Ses premières recherches sur la frontière entre chrétienté et Islam dans la péninsule Ibérique au Moyen Âge lui avaient permis de mesurer le décalage entre l’historiographie sur le monde latin et celle sur les sociétés et les pouvoirs musulmans occidentaux. Alors qu’il pouvait entrer dans le détail de l’organisation frontalière du côté chrétien, il était contraint de se limiter à l’étude du pouvoir central du côté musulman. Il a prolongé cette approche de l’articulation entre territoire et religion par un essai intitulé Géo-histoire de l’islam (Belin, 2005), qui est une réflexion sur les fondements historiques de la géographie contemporaine de l’Islam. Pourtant ce sont les problèmes méthodologiques qu’il a rencontrés en développant depuis une dizaine d’années un programme de recherche sur les documents de la chancellerie almohade (Maghreb — Moyen Âge) qui ont éveillé son attention sur la difficulté de sortir des schémas traditionnels pour écrire l’histoire des sociétés musulmanes, et cela imposait de trouver une nouvelle manière d’interroger les sources.

Ce qui à l’origine pouvait s’apparenter à un pur travail d’érudition visant à rendre accessible, à travers une édition bilingue, une catégorie de sources textuelles jusque-là peu exploitée, pour favoriser les vocations et renouveler les problématiques, non seulement a révélé la rupture provoquée par l’introduction de l’imprimerie au XIXe siècle dans le monde musulman, mais a ouvert des portes que le cloisonnement des disciplines maintenait fermées. Les questionnements soulevés par l’étude du corpus des documents de la chancellerie almohade débordent largement les cadres géographique et chronologique de sa production — le Maghreb et la péninsule Ibérique aux XIIe et XIIIe siècles. Le programme d’enseignement et de recherche proposé à l’EHESS et intitulé Histoire et historicité de l’islam et de la langue arabe est destiné à répondre aux problèmes soulevés.

En effet l’étude de l’Empire almohade (1147-1269) permet de poser les bases d’une enquête à étendre par étapes à l’ensemble du domaine islamique, car l’épisode maghrébin confirme, s’il en était besoin, que les relations entre le prince et les hommes de religion n’ont pas été figées définitivement lors de l’épisode mu‘tazilite irakien du IXe siècle et qu’au contraire elles font l’objet de négociations sans cesse renouvelées. Les documents de chancellerie sur lesquels P. Buresi compte se pencher plus particulièrement sont rédigés en sajʿ, une prose rimée, jouant sur les rimes internes et sur la rythmique des modulations morphologiques de la racine. Cette langue de l’administration invite à s’interroger sur les modalités d’élaboration d’une langue impériale, et sur le rôle joué par les les gouvernements provinciaux dans ce processus. En effet, quoique vivant dans une des périphéries du monde musulman médiéval, les scribes faisaient appel à un fonds de textes de référence partagé par les savants musulmans de l’Inde à l’Atlantique pour recréer sans cesse un langage qui ressortissait simultanément aux domaines politique, religieux, juridique et littéraire. Respectueux d’une tradition exemplaire qu’ils contribuaient à façonner eux-mêmes, ils versaient au trésor commun du texte « islamique » les variations innovantes dans lesquelles ils excellaient. Il convient de s’interroger sur les procédés de neutralisation littéraire qui permettaient de transformer des ordres princiers (nominations, condamnations, décisions diverses), contextuels et toujours plus ou moins hétérodoxes, en textes de référence, mobilisables en d’autres temps et d’autres lieux.

Langue et littérature arabes, religion et dogme musulmans, autorité politique et exercice du pouvoir, droit positif et Loi divine, constituent ainsi les quatre champs disciplinaires qu’en tant qu’historien des chancelleries maghrébines il se propose de labourer simultanément pour tenter de comprendre le fonctionnement des pouvoirs islamiques au Moyen Âge. Telle est la gageure : recontextualiser l’histoire idéologique du Maghreb, entendue au sens large (politique, religieuse, juridique), non seulement dans un continuum chronologique de la conquête arabe du VIIe jusqu’au XVe siècle, mais aussi dans une synchronie qui s’étend de l’Inde à l’Atlantique. En effet les savants, les armées et les textes circulent dans l’ensemble du monde musulman médiéval : déplacement de tribus arabes d’Orient, pèlerinage et quête du savoir des savants d’Occident, exil des savants andalous devant les troupes chrétiennes ibériques. Si le modèle de référence de l’autorité est oriental et arabe, les évolutions régionales et les nouvelles formations politiques et idéologiques déterminent en retour ce modèle.

C’est à travers l’étude de la langue du/au pouvoir, celle que les secrétaires de chancellerie façonnent, qu’il va s’interroger sur l’historicité de la langue arabe et de la religion musulmane. En effet une fois élaborées les règles grammaticales de l’« arabe classique », s’est imposée progressivement la croyance en l’anhistoricité de cette langue au demeurant variée. Les travaux convergents des codicologues, des spécialistes des manuscrits et des linguistes révèlent la diversité des langues arabes, malgré l’existence d’un modèle de référence pratiquement immuable au cœur de l’herméneutique islamique. La notion de Moyen Arabe, élaborée dès la fin du XIXe siècle par certains linguistes, rend compte de la vitalité d’un arabe classique dont l’existence même est ainsi remise en cause. Le poids de la tradition, dans les domaines religieux et linguistique, y rend suspects respectivement l’innovation et le néologisme. Les études des savants du XIXe siècle et du début du XXe, s’attachant à la norme, eurent inévitablement tendance à conforter en même temps les préjugés essentialistes et les approches théologiques assimilant les origines (inlassablement reconstruites) à une norme indépassable et toute évolution à une déperdition. Pourtant la créativité des poètes-brodeurs ne s’est jamais interrompue ; elle utilise des dispositifs linguistiques qui lui permettent de ne jamais apparaître comme innovation, mais toujours comme respect d’une tradition immuable. L’invention de nouvelles formes nominales ou verbales apparaît le plus souvent dans les textes pragmatiques médiévaux comme la révélation d’un sens originel présent au cœur du noyau trilitère. Or soit le terme a déjà été utilisé plusieurs siècles auparavant et le sens en a inévitablement évolué, soit une nouvelle forme vient d’être créée et on assiste alors à une genèse lexicale qui mérite une attention particulière. C’est donc à la ré-historicisation parallèle de la langue arabe et de la religion musulmane que P. Buresi va s’intéresser.

Auteur avec Hicham El Aalloui d’un ouvrage intitulé Gouverner l’Empire. La nomination des fonctionnaires provinciaux dans l’Empire almohade (Maghreb, 1147-1269), paru à la Casa de Velázquez en 2013 et traduit en anglais (Governing the Empire. Appointing provincial officials in the Almohad Caliphate, Brill, 2012), il a aussi rédigé avec Mehdi Ghouirgate une Histoire du Maghreb (XIe–XVe s.), parue chez Armand Colin en 2013. Membre des comités de direction et de rédaction de la revue Arabica, il dirige un programme financé par l’European Research Council (ERC) et intitulé Imperial Government and authority in Medieval Western Islam (2010-2015).