Navigation – Plan du site
La Lettre n° 75 | Échos de la recherche
Histoire sociale et économique des inégalités aux États-Unis
par Romain Huret

Histoire sociale et économique des inégalités aux États-Unis

Romain Huret a été élu directeur d'études à l'EHESS par l’assemblée des enseignants en juin 2014.

Mon projet d’enseignement de recherche a pour objet les inégalités aux Etats-Unis. Depuis la révolution de 1776, le pays a toujours été un laboratoire particulièrement fécond pour les chercheurs en sciences sociales travaillant sur les populations vulnérables. Tout au long des XIXe et XXe siècles, la question des inégalités a donné naissance à de grandes thèses philosophiques et politiques annonçant l’inéluctable paupérisation du prolétariat ou, au contraire, l’émergence d’une égalisation des conditions dans le cadre de l’Etat-providence. Le triomphe du système capitaliste et l’apparition d’une société de classes moyennes ont nourri des débats sur l’absence de socialisme dans un pays où les luttes ouvrières ont pourtant été nombreuses. Pendant longtemps, à l’aide de grandes synthèses empreintes d’essentialisme, l’historiographie a fait de l’égalité l’un des marqueurs de l’exception nationale au regard des stratifications sociales particulièrement fortes, conflictuelles et durables en Europe. A partir des années 1960, l’histoire sociale a profondément transformé cette vision, en inversant la perspective pour faire a contrario des inégalités la véritable spécificité du modèle étatsunien. En soulignant l’ampleur des discriminations raciales, genrées et sociales, une pléthore de monographies a rappelé à quel point l’inégal accès aux richesses avait structuré les relations juridiques, sociales et politiques dans le pays. Ce balancier a finalement conduit nombre de chercheurs à synthétiser les enjeux scientifiques en termes de « dilemme » ou de « paradoxe », opposant une promesse initiale d’égalité à la permanence de la pauvreté dans le pays. Une telle perspective téléologique conduit le plus souvent à enfermer les individus dans un schéma préconçu, rendant ainsi difficile la compréhension des renversements conjoncturels. Les analyses des anthropologues et des sociologues de la pauvreté ont justement démontré à quel point les inégalités ne peuvent se comprendre que dans une approche fine, redonnant de l’épaisseur aux expériences individuelles, en s’attachant à rester au plus près des acteurs et de leurs pratiques. Si mon approche demeure plus institutionnelle et économique, elle ne se conçoit pas sans un ancrage dans l’histoire sociale pour mieux mettre au jour des trajectoires individuelles et familiales au sein de ma réflexion sur les inégalités aux Etats-Unis.

Dès mes premiers travaux, j’ai cherché à déconstruire les grands modèles interprétatifs sur la pauvreté afin de mieux analyser la manière dont celle-ci a été mesurée et qualifiée dans la société étatsunienne. En ouvrant un second chantier sur l’impôt, j’ai étudié les discours et les pratiques, individuelles et collectives, refusant les transferts de revenus par le biais de la fiscalité. Ces recherches initiales ont démontré l’absence de linéarité dans la réduction des inégalités, appelant à des analyses supplémentaires pour mesurer la distribution des revenus et les conditions de fabrique, de reproduction et de transmission de ces mêmes inégalités. Bien souvent, les données macroéconomiques globales ne permettent pas de discerner avec précision l’importance du capital familial, ainsi que les variables socioprofessionnelles expliquant la mobilité sociale. La mesure des inégalités ne doit pas se contenter d’être un simple instrument statistique; elle est indissociable d’une étude sociale, juridique et familiale des dynamiques ou des pesanteurs intergénérationnelles de transferts de richesses et de revenus. Si les sciences sociales ont beaucoup observé depuis une vingtaine d’années les institutions au sein desquelles les disparités économiques et sociales ont été prises en compte, révélant de discrètes et multiples discriminations, il me semble nécessaire d’effectuer un pas de côté en proposant de les penser autrement. Pour cela, il convient d’intégrer dans la longue durée la question de l’héritage et de réévaluer les mécanismes de redistribution des revenus par l’impôt en ajoutant ceux volontairement dissimulés par les individus et les entreprises. Le double déplacement de focale s’appuie sur un corpus archivistique, guère utilisé jusqu’alors, mais dont le dépouillement est nécessaire pour mener à bien ces travaux. Ce projet d’enseignement et de recherche s’articule donc autour de la transmission des biens et de la distribution des revenus, deux éléments structurant une longue chaîne de pratiques autour des inégalités.

En les pensant conjointement, celui-ci dessine un continuum permettant de replacer les disparités sociales à l’intérieur des structures foncières, juridiques et familiales aux Etats-Unis. Sous le mythe d’une ascension des « haillons vers la richesse » (from rags to riches) dans le pays se cache une histoire longue de l’héritage et de la transmission de la propriété auquel ce projet se propose de s’atteler. De manière complémentaire, la réflexion sur l’impôt comme instrument de correction des inégalités postule que la totalité des revenus est soumis aux principes de la redistribution, omet tant ainsi la part non versée aux institutions. En analysant les pratiques d’évasion fiscale dans la longue durée, cette recherche repense également les transferts de revenus en ajoutant les acteurs et les sociétés qui refusent de se soumettre aux règles communes en la matière. S’appuyant sur les résultats méthodologiques et épistémologiques de mes premiers travaux sur la pauvreté et la fiscalité, ce projet place donc les inégalités au cœur de la société étatsunienne sans en faire pour autant une réalité isolée, paradoxale ou inéluctable. A l’inverse, il s’agit de les enraciner dans des logiques sociale, juridiques et économiques. Dans une nation fondée sur le rejet des privilèges et des hiérarchies d’Ancien Régime, comprendre les modalités de la perpétuation des inégalités constitue indéniablement un enjeu considérable pour les sciences sociales aujourd’hui, bien au-delà du seul cas étatsunien.

Si mes recherches ont pour vocation d’être présentées et débattues dans le cadre du Centre d’études nord-américaines et du laboratoire Mondes Américains, j’espère utiliser la richesse disciplinaire de l’Ecole pour soumettre mes hypothèses en d’autres lieux. Placer le curseur sur l’héritage, la famille et l’impôt nourrit bien évidemment les analyses de l’historien des Etats-Unis que je suis, mais porte en germe des réflexions plus globales sur la fabrique des inégalités dans le monde, en raison même du poids et des dynamiques étatsuniennes tout au long de la période contemporaine.