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La Lettre n° 73 | Dans les centres et les services
par Jacques Revel

Éloge de la générosité

Il aura été l’un des grands historiens de son temps. Partout traduite, son œuvre a été lue et admirée. Elle a fait école et l’émotion qu’a suscitée à travers le monde l’annonce de sa disparition a donné la mesure de son importance. Les signes de la reconnaissance n’ont pas manqué à Jacques Le Goff au cours d’une très longue carrière de professeur et de chercheur. Anciens ou plus récents, ses étudiants, ses amis partageaient, bien sûr, ces sentiments d’admiration et de respect. Ils peuvent aussi témoigner de l’inlassable générosité qui a été la sienne et dont nous avons tous bénéficié.

À l’essai d’ego-histoire qu’il avait écrit à la fin des années 1980, il avait donné pour titre : « L’appétit de l’histoire ». En écho, nous avions choisi d’intituler L’ogre historien le petit livre d’hommages qu’avec Jean-Claude Schmitt nous avions réunis en 1998. L’un et l’autre titre faisaient, bien entendu, référence à la formule célèbre de Marc Bloch, dont nous étions tous convaincus que, par une sorte de prescience, elle avait été taillée pour lui : « Le bon historien, lui, ressemble à l’ogre de la légende. Là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier ». L’immense répertoire de ses intérêts illustre cet insatiable appétit. Je l’ai toujours connu travaillant au milieu d’incroyables et fragiles empilements de livres et de papiers, dans un désordre qui n’était qu’apparent. Lui savait toujours y retrouver la pièce manquante dont il avait besoin pour le travail en cours, mais aussi bien le livre qu’il avait reçu et dont il pensait qu’il devrait vous intéresser, ou l’article qu’il évoquait au fil de la conversation et dont il était urgent de vérifier l’argumentation. La conversation pouvait ainsi durer des heures, dont il ne tenait pas le compte tant elle était pour lui, comme pour ses partenaires, inséparable du travail qui l’a fait vivre jusqu’au bout. Ces dernières années, il ne quittait plus guère l’appartement de la rue de Thionville. Il avait accepté sans se plaindre les contraintes de l’âge. Mais il n’a jamais renoncé au travail, s’imposant des horaires d’écolier, soucieux de respecter des engagements dont le rythme ne s’est jamais relâché. Il a toujours beaucoup écrit et publié. Son dernier livre était paru en janvier ; il venait d’achever sa contribution au catalogue de l’exposition prévue pour le huitième centenaire de la naissance de Saint Louis l’année prochaine ; mais c’est le projet à venir qui lui importait déjà puisque c’est lui qui lui permettrait de se remettre à sa table de travail, d’assouvir pour un moment encore son appétit d’historien.

Sa générosité, Le Goff la démontrait aussi et peut-être d’abord dans ses manières de faire. Tout retenait sa curiosité et il avait le goût de partager ses découvertes. Il a souvent raconté l’éblouissement qu’avait été pour lui dans les années 1950 l’enseignement de Maurice Lombard à la VIe Section de l’École pratique des hautes études. Il en avait retenu le goût d’une histoire vivante, concrète, appuyée sur des textes, des images, des objets. Il s’employait à nous le transmettre dans les cours d’initiation qu’il donnait à l’École normale, alors qu’il s’apprêtait à publier son premier grand livre, La Civilisation de l’Occident médiéval (1964), qui a tant marqué les apprentis historiens de ma génération. Il n’a pas cessé de le placer au cœur du séminaire qu’il a si longtemps tenu à l’École et dans lequel l’analyse et le commentaire de documents ont toujours occupé la place centrale. Lors des réunions mensuelles des Annales auxquelles il a si durablement été fidèle, il était un lecteur assidu et plutôt bienveillant. Mais aucun de ses amis du comité de rédaction n’a oublié les improvisations dans lesquelles il aimait se lancer, recomposant, réécrivant à voix haute un article dont il nous convainquait de l’intérêt et de la manière dont il pourrait être mieux argumenté, plus efficacement mis en valeur.

À dire vrai, tout lui était bon pour exercer son acuité. Car ce savant n’était pas austère. Jacques Le Goff était grand lecteur de journaux pour lesquels il ne répugnait pas à écrire quand il le jugeait utile. Il fut longtemps amateur de romans. Et, dans ses dernières années, il était devenu un téléspectateur assidu avec, ses proches le savent, une prédilection particulière pour le football à propos duquel il avait acquis une érudition surprenante et impressionnante. Nous étions quelques uns à l’accompagner dans ces soirées sportives. On y assistait comme à l’opéra au XIXe siècle, quand dans les loges la conversation entre les spectateurs doublait l’intrigue du spectacle et proposait une autre intrigue. Sans jamais perdre l’écran de vue, il revenait souvent à l’histoire, ou à la politique, son grand souci ; ou bien encore à l’anecdote qui l’avait retenu et dont il voulait à haute voix approfondir la signification en l’offrant à la discussion.

Les dernières années de la vie de Jacques Le Goff ont été assombries par les deuils. Par la mort de sa femme, Hanka, dont il était inconsolable et qui restait si fortement présente auprès de lui. Par la disparition de ses amis : comme tous les hommes de son âge, il voyait le monde se dépeupler autour de lui et il parlait plus souvent de ces proches qui lui manquaient désormais. Mais, sans qu’ils puissent jamais prétendre à compenser ces pertes, il aura pu mesurer les attachements qu’il avait suscités. Nombreux sont les fidèles qui n’ont pas cessé de venir lui rendre visite et qui ont souhaité maintenir vivante autour de lui une société amicale, affectueuse. Il y était sensible et il aura trouvé en elle, jusqu’à la fin, une partie des ressources qui lui ont permis de continuer à vivre et à travailler. Car il n’a jamais renoncé, et c’est pour cela aussi que nous l’aimions.