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La Lettre n° 68 | Échos de la recherche
Danièle Hervieu-Léger
Danièle Hervieu-Léger
Crédits : L. Dappe
par Danièle Hervieu-Léger

Henri Desroche, sociologue de l’espérance

Intervention de Danièle Hervieu-Léger lors de la remise des bourses d’accomplissement Henri Desroche, le 4 décembre 2013.

La remise des bourses d’accomplissement Henri Desroche, par lesquelles la Fondation Crédit Coopératif a choisi de manifester son soutien à la jeune recherche de l’École, est une heureuse occasion d’évoquer une figure de notre établissement, aujourd’hui trop peu connue de nos étudiants et sans doute aussi de nos collègues les plus jeunes.

S’il me fallait signaler en trois mots la place d’Henri Desroche dans le paysage de la sociologie française, il me suffirait de dire – en reprenant le titre de l’un de ses livres – qu’il fut le sociologue de l’espérance. L’ambition de rendre compte de la puissance créatrice de l’imaginaire collectif dans la vie des sociétés fut en effet le fil rouge de son œuvre. Henri Desroche voulait éclairer ce qu’il appelait, en référence à une parabole d’Angelus Silesius, « le miracle de la corde » : une corde est lancée en l’air ; elle devrait retomber. Mais elle « s’est ancrée mystérieusement quelque part. Elle ne lâche pas. Elle tient. Et elle soutient le poids de l’homme en ascension. » (H.D. Sociologie de l’espérance, Paris, Calmann-Lévy, 1973 p.7). À travers cette image un peu lyrique – qui était bien dans sa manière – Henri Desroche disait le sens de l’extraordinaire inventaire des expériences communautaires et coopératives auquel il consacra sa vie de chercheur. À travers ces multiples voyages dans le temps et l’espace, il interrogeait les conjonctures et situations sociales qui suscitent, puis transforment (ou pas) ces soulèvements d’espérance en innovations sociales pérennes.

Henri Desroche était né en 1914. Entré à vingt ans chez les dominicains, il fut un des animateurs principaux du mouvement et de la revue Économie et Humanisme, créés par le Père Le Bret (Sur l’aventure d’Économie et Humanisme, cf. D. Pelletier, Économie et Humanisme. De l’utopie communautaire au combat pour le Tiers-Monde, 1941-1966, Paris, Cerf, 1996). La condamnation romaine de son livre Signification du marxisme (1949) signa son départ de l’Ordre. En 1951, il rejoignit le CNRS où il fit toute sa carrière. Co-fondateur en 1954 du Groupe de sociologie des religions créé au Centre d’études sociologiques autour de Gabriel Le Bras, il fut élu en 1958 directeur d’études à la VIe section de l’École pratique des hautes études, à une époque où des chercheurs très savants, mais aux profils atypiques, pouvaient trouver dans les institutions académiques un accueil sans doute moins réservé qu’il ne l’est aujourd’hui.

Son programme de recherche se déploya dans deux directions qu’il ne sépara jamais : la première fut celle – par laquelle il est surtout connu à l’École – des messianismes, millénarismes, prophétismes, hérésies et dissidences du champ chrétien ; la seconde fut celle des expériences coopératives visant à subvertir l’ordre économique et social dominant à partir de microréalisations alternatives. Dans les deux registres, il s’agissait de se porter aux marges afin de saisir ce qui s’y anticipait possiblement d’un monde à venir. Dans les deux registres, il s’agissait de repérer la force de rupture de l’utopie qui en appelle, contre un présent refusé, à un futur tout autre auquel le rêve d’un Âge d’or perdu fournit presque toujours son horizon. La sociologie d’Henri Desroche cherchait à embrasser les logiques multiples de ces projections de la mémoire dans le futur, jusque dans l’échec qui les guette toujours : échec lié à la répression qui s’abat sur elles de la part des pouvoirs dominants, ou échec qui suit inexorablement la routinisation d’un rêve finalement acclimaté aux contraintes du réel. Dans un moment de notre histoire intellectuelle où s’imposaient des systématisations massives de la pensée du social, la plongée dans les effervescences utopiques à laquelle invitait Henri Desroche avait quelque chose d’un courant d’air salutaire, propice en tous cas à aiguiser l’imagination sociologique.

Henri Desroche – mort en 1994 – fut un grand « faiseur de livres » (H.D. Mémoires d’un faiseur de livres. Entretiens avec T. Paquot, Paris, Lieu commun, 1992) et un infatigable entrepreneur de recherche. À côté de la bibliographie personnelle considérable qu’il a laissée, il a marqué de son inspiration les deux revues qu’il a créées et dont le nom même – Archives de sociologie des religions (devenue en 1973, Archives de Sciences Sociales des Religions, revue de l’EHESS), Archives de sociologie de la coopération – garde la trace de l’ambition récapitulative que nourrissait son immense érudition. Il fut aussi un homme de terrain, pionnier dans le domaine de la formation permanente, mais également dans le domaine de la formation à la recherche par la recherche et par l’enseignement mutuel, en un temps où l’encadrement de thèse se résumait souvent au dialogue singulier entre un directeur et un doctorant. Une génération de chercheurs francophones en sciences sociales des religions trouva le meilleur de sa formation dans le cycle d’enseignement doctoral interdisciplinaire qu’il mit en place, en mobilisant ses collègues sociologues, historiens, anthropologues et psychologues, au Collège coopératif de l’avenue franco-russe au début des années 70. Il n’y a, à coup sûr, pas de meilleure manière de rendre hommage à la mémoire d’Henri Desroche, que de donner aujourd’hui son nom à des bourses permettant à de jeunes chercheurs de mener à terme leur projet doctoral.