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La Lettre n° 68 | Échos de la recherche
par Nathalie Clayer

Nouvelles religiosités en Turquie : un réenchantement dans un pays musulman sécularisé (ANR NEORELIGITUR)

Le projet « Nouvelles religiosités en Turquie : un réenchantement dans un pays musulman sécularisé » (acronyme : NEORELIGITUR), présenté par le CETOBAC (Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques, UMR 8032), en collaboration avec l’Orient-Institut Istanbul (OII) – Institut de recherche allemand membre du réseau de la Fondation Max Weber (Max Weber Stiftung) vient d’être sélectionné par l’Agence nationale recherche dans le cadre du programme FRAL (programme franco-allemand en sciences sociales et humaines) développé en partenariat avec la Fondation allemande pour la recherche (Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG)). Les deux coordinateurs du projet sont Nathalie Clayer pour le CETOBAC et Alexandre Toumarkine pour l’Orient-Institut. La durée de ce projet, qui sera officiellement lancé en février 2014, est de trente-six mois. Il est prévu d’organiser quatorze ateliers et conférences thématiques. Plusieurs ouvrages et dossiers thématiques rendront compte de cette recherche. L’équipe, rassemblant vingt-huit chercheurs représentant une dizaine de nationalités et combinant plusieurs approches disciplinaires, est sans aucun doute l’une des plus étoffées, sur les questions de nouvelles religiosités.

Le CETOBAC et l’Orient-Institut Istanbul (OII) ont développé ces dernières années un partenariat dans plusieurs domaines de recherche en turcologie. Ils ont notamment collaboré dans un projet sur « les nouveaux mouvements religieux en Turquie », lancé par l’OII en 2011 qui a jeté les bases du projet ANR susmentionné et a permis aux deux institutions de conduire un travail de terrain systématique mené par une quinzaine de chercheurs sur une question très mal connue en Turquie et d’organiser plusieurs séminaires et ateliers. L’appellation « nouveaux mouvements religieux », usitée même si contestée, dans un cadre occidental, sert à désigner des groupes religieux ayant développé de nouvelles religiosités, en partie liées au courant new Age, mêlant ésotérisme, spiritisme, développement personnel et religions d’Extrême-Orient et proposant une conception holistique des rapports entre l’homme et son environnement et entre corps et esprit.

Très étudiés en Occident, mais perçus en France sous le seul prisme sectaire, ces mouvements étaient largement ignorés par les chercheurs travaillant sur la religion et le religieux dans le monde musulman, l’appellation « nouveau mouvement religieux » renvoyant dans ce cadre au seul renouveau (néo)-confrérique ou au développement contemporain de mouvements religieux tels que le salafisme. Une conception largement tautologique de l’Islam et la difficulté de penser aujourd’hui la circulation religieuse et en particulier les apports externes à l’Islam expliquent cette définition qui conduit à une essentialisation du religieux en Islam. Celle-ci empêche de penser le religieux hors de cadres bornés et de questions telles que l’Islam politique, les hétérodoxies musulmanes, le port du voile ou encore les relations interconfessionnelles. Elle s’interdit donc l’étude de l’hybridation des croyances et pratiques du sujet religieux. En Turquie, la visibilité, grandissante depuis les années 1990, de croyances et pratiques véhiculées par les nouveaux mouvements religieux, rend pourtant ces interrogations incontournables. Cette diffusion traduit une forte curiosité si ce n’est une diffusion qui demande examen. Les rares universitaires publiant et enseignant en Turquie sur ces questions ont privilégié une lecture très hostile, en termes de menace pour l’unité du pays, et présentant ces mouvements comme un produit d’importation de l’Occident. Le projet a donc eu pour objectifs de retracer un possible ancrage historique en Turquie voire dans l’Empire ottoman finissant, de suivre des circulations religieuses, mais aussi de questionner les frontières de l’Islam et celles du religieux. Il s’est aussi interrogé sur les publics potentiels de ces croyances, à partir de l’hypothèse qu’elles toucheraient plus spécifiquement un public laïc, renvoyant donc au rôle joué par le processus de sécularisation dans ce pays. Les premiers travaux de terrain ont pourtant montré que la diffusion de ces croyances et pratiques ne se limitait pas à ce milieu, mais pouvait tout aussi bien, avec des modalités différentes, atteindre les franges musulmanes plus conservatrices. Il est aussi apparu qu’au-delà des mouvements religieux – dont le développement, considéré comme dangereux par l’État et les autorités de l’Islam, était par définition restreint – ces croyances et ces pratiques nourrissaient de nouvelles formes de religiosités. Sans renoncer à l’étude des mouvements, il a donc été décidé pour le projet ANR d’élargir le spectre à des formes plus diffuses ; le projet se donnant à terme pour but de comprendre des dynamiques locales de changement religieux.

L’agréation autour du CETOBAC et de l’Orient-Institut de chercheurs de pays et de disciplines différentes a conduit à une interrogation collective, au sein de l’équipe, sur les prismes nationaux qui déterminent les approches respectives du religieux. Cette interrogation a poussé à pérenniser une dynamique de recherche dans un projet franco-allemand présenté dans la catégorie sciences des religions, une discipline justement conçue de manière très différente en France, où l’étude du religieux reste largement centrée sur la question de la laïcité, et en Allemagne où la Religionswissenschaft est institutionnalisée.

Le programme NEORELIGITUR s’interrogera sur les perceptions par les acteurs étatiques turques et les autorités de l’Islam de ces nouvelles religiosités et sur les stratégies développées en retour par leurs promoteurs. Il examinera les circulations religieuses entre la Turquie et d’autres zones (Occident, Extrême-Orient (directement ou via l’Occident), espace post-soviétique, etc.) et les vecteurs de glocalisation. La place du discours scientifique et les modes de validation du savoir seront aussi analysées, ainsi que la question de l’autorité religieuse et celle du charisme. Le projet accorde en outre un intérêt particulier aux vecteurs de la diffusion (gens de lettre, mais aussi milieux de l’édition, internet, traducteurs), aux usages du texte (sacralisation, interprétation, etc.) et à la question du genre dont l’importance est suggérée entre autre par la proportion de femmes dans ces mouvements. Il entend aussi, comme le nécessite l’étude de la circulation religieuse, introduire une dimension spatiale pour cartographier les phénomènes étudiés. Enfin, il entend apporter une contribution originale aux débats sur le rôle de la sécularisation, de l’individualisation et de la privatisation du religieux.

Contact : nathalie.clayer@ehess.fr