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La Lettre n° 67 | Dans les centres et les services | Disparition
André Guillou (1923-2013)
Crédits : Brigitte Mazon
par Maurice Aymard

André Guillou (1923-2013)

André Guillou nous a quittés le 20 octobre dernier. Né en 1923 à Nantes, il allait fêter bientôt son 90e anniversaire. Élu à la VIe Section de l’EPHE en 1968, sa retraite en 1995 n’avait en rien réduit ses activités, bien au contraire. Membre du CRH jusqu’en 1992, il avait ainsi transformé en 1993, pour assurer la continuité de son action, le PRI Pierre Belon, créé par lui en 1986 pour fédérer des groupes de recherche et des chercheurs isolés relevant de centres et d’institutions différentes en une association, hébergée par la MSH, dont la souplesse permettait de développer une initiative qui ne pouvait être qu’interinstitutionnelle. Mais il avait conservé à cette association, à laquelle il a pu ainsi se consacrer en toute liberté pendant vingt ans (1993-2013), le nom de Pierre Belon du Mans, cet « apothicaire », médecin et savant naturaliste (1517-1564) qui avait parcouru pendant trois ans (1546-49) l’ensemble du Levant, de la Grèce à l’Égypte en passant par la Turquie et la Palestine, et publié l’ensemble de ses observations sur l’histoire naturelle, l’archéologie et les mœurs des habitants, souvent citées dans sa Méditerranée par F. Braudel, dans son Voyage en Égypte (1547) puis dans son célèbre Voyage au Levant, les observations de Pierre Belon du Mans, de plusieurs singularités et choses mémorables, trouvées en Grèce, Turquie, Judée, Égypte, Arabie et autres pays estranges (1553).

Dès les lendemains de la chute du rideau de fer, André Guillou avait en fait compris les développements scientifiques que rendait possible pour l’ensemble des spécialistes de l’histoire du monde byzantin l’ouverture des frontières entre les différents pays de la péninsule balkanique. Ces développements ne se limitaient pas aux coopérations, désormais plus faciles, entre spécialistes des seules études byzantines : des études dont trop d’historiens du monde occidental tendent encore à oublier qu’elles ont en charge un millénaire d’histoire, la moitié (elle aussi en expansion) de la chrétienté d’Europe, et à la fois l’ensemble du sud-est européen jusqu’à la prise de Constantinople (1453), et la totalité de la moitié orientale de la Méditerranée jusqu’à la naissance et l’expansion de l’islam. L’influence byzantine a modelé en profondeur et durablement la majorité du monde slave, tout comme elle a marqué le monde ottoman, dont la partie européenne a gardé sous la domination des sultans le nom de Roumélie : le « pays des Roms », des « Romains d’Orient », par opposition aux « Francs » d’Europe occidentale, tandis que l’Anatolie donnait son nom à la partie asiatique du nouvel Empire.

Cette conscience très forte que Byzance, c’est à la fois, dans l’espace, « plus que » Byzance et, dans le temps, « après Byzance », explique la définition très large des horizons fixés à l’Association Pierre Belon. Il y aura donc la Grèce, bien sûr, et l’espace resté directement soumis à Byzance, mais aussi, rappelé avec de plus en plus de force, tout l’ensemble désigné sous le nom tantôt de Balkans et tantôt de Sud-Est européen, qui prend une place croissante dans les publications de l’Association : d’un côté la revue, régulièrement publiée au rythme d’une livraison par an, Etudes Balkaniques. Cahiers Pierre Belon. Recherches interdisciplinaires sur les mondes hellénique et balkanique (17 numéros thématiques parus depuis 1994, et, de l’autre, une collection de monographies, les « Textes, documents, études sur le monde byzantin, néo-hellénique » (13 volumes publiés, et deux autres sous presse).

Ce n’est donc pas un hasard si André Guillou se voit confier dans les années qui suivent la présidence de l’association internationale d’études du sud-est européen (AIESEE). Avec l’appui du comité français de cette association, présidée par notre collègue Hélène Antoniadis Bibicou, maître de conférence à l’EHESS, il va l’assurer pendant dix ans, jusqu’en 2009, et l’achèvera par l’organisation à Paris, en septembre de cette même année, et pour la première fois hors de la péninsule balkanique, du Xe congrès de cette association, avec pour thème central : L’homme et son environnement dans le Sud-est européen (les populations, les moyens de travail, la production, les moyens de communication). Ses Actes, publiés en 2011, constituent le volume 11 de la série des monographies.

Les vingt dernières années d’activité d’André Guillou ont donc été marquées par sa volonté d’élargir, dans un contexte désormais transformé et libéré de ses précédentes limitations et contraintes, le champ des études centrées sur le monde byzantin, et ceci dans une triple direction. Élargissement géographique à l’ensemble du Sud-Est européen. Élargissement chronologique jusqu’à l’époque contemporaine. Élargissement thématique et disciplinaire enfin, comme le montrent aussi bien le titre du Xe Congrès, que ceux des livraisons annuelles d’Études Balkaniques où l’on trouve ainsi traités, par référence à cette région, des thèmes comme « l’unité et la diversité des cultures populaires », le rôle des « médiateurs d’identités autochtones » dans la transmission du patrimoine byzantin, « l’image du héros dans les traditions orales », « les médias créateurs de leur image », « l’autre », « le droit romano-byzantin », « le sport », « le patrimoine » ou « l’espace public ».

 Cette troisième période, extrêmement productive et active, de la vie d’André Guillou ne correspond en rien à l’image que l’on peut se faire d’une retraite. Mais sa fécondité ne peut se comprendre que parce qu’elle a constitué un point d’arrivée, succédant à deux autres, qui l’avaient préparée et qui lui avaient donné une autorité scientifique internationale. La première (1952-68), amorcée lors de ses deux séjours successifs à l’École française de Rome (EFR), puis à celle d’Athènes, et poursuivie à la faveur des dix années (1958-68) passées de nouveau à Rome, cette fois comme secrétaire général de l’EFR, avait été celles de l’apprentissage, de la connaissance du terrain et des hommes, de la découverte des sources encore largement inédites, conservées dans les bibliothèques, les archives, et les monastères, des rencontres avec les meilleurs spécialistes qui n’allaient pas tarder à le considérer comme un des leurs, et des contacts durables avec les principales institutions de recherche sur le monde byzantin. De l’Italie byzantine à la Grèce, il était désormais chez lui, connu de tous et reconnu comme un érudit d’une qualité exceptionnelle.   

 La seconde fut celle de ses dix-sept années d’enseignement à la VIe section devenue l’EHESS, où il avait été élu en 1968 à une direction d’études sur « l’histoire et la sociologie du monde byzantin », mais où il fit aussi un long séjour à Dumbarton Oaks et enseigna comme professeur associé à Bari où il avait fondé dès 1974 un Centre d’études byzantines. Il y avait créé une véritable école, pôle d’attraction et de référence aussi bien pour des étudiants de nombreux pays que pour ses collègues français et étrangers.   

D’une bibliographie impressionnante par le nombre de ses publications (plus de 200 titres) et par la diversité des thèmes traités, on retiendra la grande cohérence d’une œuvre dominée à la fois par son érudition rigoureuse et par sa capacité de synthèse critique sur les questions et les problèmes qu’il avait choisi de traiter à fond.

La première s’exprime avec maîtrise dans ses éditions de textes, concentrées sur deux pôles géographiques principaux. D’un côté l’Italie du sud et la Sicile – son domaine personnel de prédilection –, avec Les Actes grecs de S. Maria de Messina, Enquête sur les populations grecques d'Italie et de Sicile (XIe-XIVe siècle), Testi 8, Palerme 1963, et les cinq volumes du Corpus des actes grecs d’Italie du Sud et de Sicile. Recherches d’histoire et de géographie, dont la publication par le Vatican s’échelonne sur les années 1967-80, complétée en 2009 par un sixième, Les actes grecs des fonds Aldobrandini et Miraglia (XIe-XIIIe siècles). De l’autre, les Archives de l’Athos dont la publication, à peine amorcée avant guerre, avait été relancée par Paul Lemerle dans les années 1960, et dans laquelle André Guillou cosigna entre 1970 et 1982 les quatre volumes des Actes de Lavra. Mais la même exigence d’érudition domine aussi dans un grand nombre de ses articles dont l’objectif est de déterminer avec la plus grande précision possible la signification de tel ou tel document ou ensemble de documents (des textes, mais aussi des monnaies) et les conclusions qu’ils permettent d’établir.

Pour sa capacité de synthèse, il suffit de citer ici son ouvrage classique La civilisation byzantine (Arthaud, 1974/1990) dans lequel Alexander Khazdan proposait de voir au terme du compte-rendu publié en 1980 dans les Annales où il avait tout particulièrement souligné tout ce que ce livre apportait de neuf dans la façon d’aborder l’histoire de l’Empire romain d’Orient « la meilleure étude de la civilisation byzantine dans l’historiographie contemporaine ». Mais on y ajoutera aussi ses nombreuses contributions à des ouvrages collectifs, publiées aussi bien en français qu’en italien, et consacrées, pour la majorité de ces dernières (où l’on retrouve entre autres associés au sien, les noms de Filippo Burgarella, de Paolo Delogu, de Vera von Falkenhausen et de Gherardo Ortalli) à l’Italie byzantine, de l’exarchat de Ravenne à l’Italie méridionale.

Aucun doute n’est aujourd’hui possible. Tous ceux qui ont connu de près André Guillou savent qu’ils ont perdu un ami dont l’exigence scientifique, justifiée, n’avait d’égale que la fidélité. Tous ceux qui n’ont pas connu directement l’homme mais ont eu l’occasion d’aborder telle ou telle partie de son œuvre savent que c’est un des grands noms de l’histoire byzantine internationale de la seconde moitié du XXe siècle qui vient de disparaître. Une histoire dont on peut être surpris de constater qu’il faille rappeler avec force qu’elle constitue encore trop souvent la face sinon cachée, du moins mal ou trop mal connue, car « marginalisée » et à l’occasion « dédaignée », d’une histoire de l’Europe médiévale longtemps écrite à travers le prisme dominant, et parfois exclusif, de la chrétienté d’Occident. Pour cette histoire, qu’il nous faut apprendre à mieux connaître, et à considérer comme nôtre, André Guillou restera longtemps encore un guide précieux, vivant parmi nous. Et tous ceux qui l’ont connu n’oublieront pas non plus son engagement politique, maintenu jusqu’au bout, qui témoignait de l’importance qu’avaient, pour ce spécialiste du passé de l’Europe, les grands problèmes de nos sociétés contemporaines.

 Depuis 2009, ses collègues, ses collaborateurs et ses amis avaient suivi attentivement la préparation de Mélanges en son honneur – un témoignage d’amitié et de reconnaissance, dont la coordination a été assurée par Lisa Benou et Cristina Rognoni. En mars 2013, est paru le premier volume (Νέα Ρώμη, rivista di ricerche bizantinistiche, Χρόνος συνήγορος, Mélanges André Guillou, 8 (2011), Università degli Studi de Roma « Tor Vergata ») avec quinze contributions, qui a pu lui être remis. On y trouvera la liste complète de ses travaux publiés. Le deuxième volume est actuellement sous presse.