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La Lettre n° 67 | Échos de la recherche

Développement professionnel et capacité d'agir des salariés en entreprise. La France et l'Allemagne au prisme des multinationales (ANR DEVENT)

par Bénédicte Zimmermann et Jürgen Kaedtler

Sur fonds de mondialisation de l’économie, d’exigences de flexibilité accrues pour les entreprises et leurs salariés, mais aussi d’une différenciation des aspirations individuelles par rapport au travail, ce projet est dédié à l’étude des interactions entre les politiques d’entreprises et la capacité d’agir des salariés quant à leur devenir professionnel en France et en Allemagne. D’un point de vue empirique, l’analyse porte sur les politiques et les pratiques des entreprises, leurs interférences avec des facteurs structurels externes, de nature institutionnelle, économique et sociale, et la manière dont les constellations ainsi définies impactent la capacité d’agir et les parcours professionnels des salariés. D’un point de vue conceptuel, la notion de capacité est entendue au sens d’Amartya Sen, en lien avec trois axes de problématisation : la liberté de choisir, le pouvoir d’agir et la responsabilité collective.

L’objectif est d’étudier comment des conditions et des exigences comparables définies au niveau d’entreprises multinationales sont traduites localement dans les politiques du travail et du personnel et comment ces traductions affectent les capacités/incapacités d’agir des salariés. Il s’agit, d’une part, d’identifier les facteurs qui, au sein d’un même secteur et d’un même groupe mais dans des pays différents – néanmoins très proches du point de vue de leur développement capitaliste –, influencent positivement ou négativement la latitude de choix et la capacité d’agir des salariés en matière de développement professionnel, de qualité du travail et d’équilibre entre vie privée et vie professionnelle. Il s’agit, d’autre part, d’analyser les effets de pratiques économiques mondialisées, de concepts de management transnationaux, de politiques de l’emploi dont les objectifs sont en partie définis par les instances européennes, sur la différenciation des modes de vie et les parcours professionnels. Les « effets sociétaux » s’en trouvent-ils érodés, confirmés ou accentués ? A travers la réponse à cette question, il s’agira aussi de contribuer au débat sur la transformation des différentes variétés de capitalismes.

C’est afin de mieux questionner l’impact du cadre national sur l’activité de travail aujourd’hui que nous avons choisi un accès au terrain par des multinationales installées en France et en Allemagne. Les multinationales, qui se dotent d’une politique de management au niveau du groupe comme marqueur identitaire à la fois à destination des clients et des salariés, se prêtent tout particulièrement à une mise à l’épreuve du poids du national sur le travail. Deux questions décisives se posent ici :

  • Comment les outils de management destinés à l’ensemble du groupe sont-ils mis en œuvre sur les sites français et allemands ? Quels sont leurs effets sur le travail, la manière de le réaliser, mais aussi sur les rapports que les salariés entretiennent au travail et sur leurs parcours professionnels ?
  • Comment ces outils interfèrent-ils avec les droits nationaux du travail et les conventions qui régissent les relations professionnelles dans chacun des pays ?

Alors que le national est parfois considéré comme dépassé en matière économique ou qu’à l’inverse des pays comme la France et l’Allemagne sont, selon une logique de modèles nationaux, appelées à apprendre l’un de l’autre, il s’agit d’interroger très concrètement, à travers l’investigation empirique, ce que travailler veut dire à fonctions égales, pour une même multinationale en France et en Allemagne.

Cette question sera instruite, sur la base d’une enquête qualitative, à travers trois thématiques qui jouent un rôle également important et problématique dans l’articulation entre politiques d’entreprises et capacités d’agir des salariés en France et en Allemagne, mais dont les enjeux et les accents varient sensiblement d’un pays à l’autre. Il s’agira d’analyser dans quelles mesures y sont associées des pratiques d’entreprises distinctes, ou des attentes différenciées des salariés par rapport à leur travail et leur entreprise. Ces thématiques sont les suivantes :

1) Le développement professionnel qui interroge les politiques d’entreprise sous l’angle des possibilités de développement des compétences et de carrière, mais également du type de parcours professionnels qu’elles rendent accessibles aux salariés.

2) La qualité du travail, envisagée sous la double dimension de la qualité du travail réalisé et de la qualité des conditions de travail et d’emploi qui pèsent sur cette réalisation.

3) L'équilibre entre vie privée et vie professionnelle, en lien avec la distribution du temps de travail et l’articulation des temps sociaux, l’intensification du travail et les risques psycho-sociaux.

L’enquête se déroulera dans trois secteurs : celui de l’automobile et plus particulièrement de sa branche véhicules utilitaires, celui de la chimie et celui du conseil informatique (SSII). Dans chaque secteur nous étudierons deux multinationales et leurs implantations respectives en France et en Allemagne ; cela signifie mener l’enquête au sein de douze entreprises, six en Allemagne et six en France. L’approche se veut à la fois comparée et transnationale. Elle est celle d’une histoire croisée du travail qui articule différentes échelles d’analyse, de l’échelle locale d’un site de production ancré dans un territoire à l’échelle transnationale, en passant par les niveaux régionaux et nationaux. L’analyse porte tout à la fois sur les institutions et leur cadrage normatif, les organisations économiques qui ordonnent le travail et les personnes qui le réalisent, avec l’objectif de comprendre comment ces différents facteurs interagissent dans des configurations spécifiques.

Afin de traduire en actes l’approche croisée, nous conduirons l’ensemble des enquêtes à partir d’équipes mixtes franco-allemandes composés d’un chercheur issu du SOFI et d’un autre du Centre Georg Simmel. L’idée de base est que pour chaque multinationale, la même équipe opère en France et en Allemagne. Nous espérons ainsi expérimenter une méthode qui nous permettra de confronter dès le stade de l’enquête empirique nos approches et nos regards nationaux respectifs. L’objectif est triple. Il s’agit d’abord d’amener les chercheurs à expliciter à travers la confrontation à « l’autre terrain » les éventuels préjugés ou catégories implicites qui pourraient borner leur regard et ainsi à dépasser l’horizon national de leur analyse. Il s’agit ensuite de construire la comparaison et l’approche croisée à travers une expérience partagée de recherche en train de se faire, plutôt que de déconnecter les moments de la production des données et de leur analyse. Il s’agit, enfin, de gagner en réflexivité commune et de se donner les moyens d’approfondir la compréhension réciproque de nos sociétés, de leurs interrelations et d’ouvrir la voie à l’élaboration d’un savoir commun.