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La Lettre n° 67 | Échos de la recherche
Kanak de Nouvelle-Calédonie
Kanak de Nouvelle-Calédonie
par Benoît Trépied

Legs colonial et outre-mer autochtones (ANR AUTOCHTON)

Souvent réduite aux débats mémoriels sur l’esclavage, la question du « legs colonial » dans l’outre-mer français renvoie également à la situation des anciens indigènes colonisés devenus citoyens, restés sous souveraineté française à l’issue de la vague des indépendances des années 1960 et jusqu’à aujourd’hui. Sont concernés les Mahorais de Mayotte, les insulaires de Wallis-et-Futuna, les Kanak de Nouvelle-Calédonie, les Mā’ohi de Polynésie française et les Amérindiens de Guyane. Ces trois derniers groupes se revendiquent en outre de la catégorie politique et juridique de « peuples autochtones » telle qu’elle a émergé en droit international aux Nations-Unies depuis trente ans.

Vue de métropole, la marginalité des autochtones au sein d’un outre-mer lui-même intrinsèquement périphérique contraste avec le surgissement périodique d’épisodes violents : affrontements de 1984-1988 en Nouvelle-Calédonie, émeutes de Faa’a-Tahiti (1995), Cayenne (1996) et Nouméa (2009), mouvement guyanais contre la « pwofitasyon » (2008-09), etc. Au-delà de leur caractère conjoncturel, ces événements sont révélateurs de tensions sociales structurelles, dont attestent de nombreux indicateurs (vie chère, chômage, pauvreté, échec scolaire, taux d’incarcération, illettrisme, etc.).

Dans les discours scientifiques comme dans le sens commun, l’étiologie de cet état de fait mobilise l’héritage du passé colonial de façon paradoxale : soit il est présenté comme constituant le principal élément explicatif des difficultés contemporaines ; soit il est au contraire totalement oblitéré et considéré comme non pertinent, au nom des décennies qui nous séparent désormais du temps des colonies. Dans les deux cas, aucune analyse empirique ne vient étayer ces discours surplombants. On ignore ce qu’il est concrètement advenu des rapports sociaux établis pendant la colonisation, depuis l’accès au statut de département d’outre-mer (Guyane) ou de territoire d’outre-mer (Nouvelle-Calédonie, Polynésie) en 1946. Comment appréhender les continuités et les ruptures entre la condition indigène de l’époque coloniale et la condition autochtone d’aujourd’hui ? Quelles seraient les modalités effectives de la transmission d’un « passif » colonial d’une génération à l’autre ?

Notre recherche a pour ambition de répondre à ces questions en produisant une analyse comparative du rapport à l’État (post)colonial des « autochtones de la République » à partir d’enquêtes ethnographiques et socio-historiques empiriquement fondées. Pour cela, nous proposons de resserrer notre champ d’investigation à deux institutions-clés – souvent invoquées mais rarement analysées – auxquelles Amérindiens, Kanak et Mā’ohi sont confrontés : l’école et la justice. De fait, ces deux administrations se révèlent à la fois fondamentales dans la définition historique de la condition indigène, et centrales dans les expériences contemporaines des autochtones.

À l’originalité d’une double démarche comparative (entre trois terrains et deux institutions) s’ajoute le caractère novateur d’un projet reposant sur l’étude minutieuse des « points de rencontre » entre institutions et individus, au croisement de l’ethnographie de terrain et du travail sur archives, selon deux approches complémentaires : à partir des représentations et des pratiques des administrations scolaire et judiciaire vis-à-vis de ces « publics autochtones » (« de haut en bas ») ; et à partir des expériences et stratégies des individus confrontés à ces dispositifs institutionnels (« de bas en haut »).

De l’ambition analytique de ce projet découlent un dispositif d’enquête innovant et une organisation résolument collective de la recherche et de la comparaison. Notre équipe réunit six chercheurs de 34 à 42 ans, d’horizons disciplinaires variés (anthropologie, sociologie, science politique, histoire), spécialistes du fait colonial et des questions scolaires et judiciaires, et disposant d’une solide expérience des terrains guyanais, calédonien et polynésien.