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La Lettre n° 65 | Échos de la recherche
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Empires et sociétés en Asie centrale

par Vincent Fourniau, élu directeur d’études par l’assemblée en juin 2013

Les réflexions sur l’empire trouvent en Asie centrale un terrain paradoxal, d’une part surinvesti et de l’autre sous-exploité. Le dialogue entre disciplines et aires culturelles n’a pas encore mis réellement cette immense zone dans son champ de vision, alors que les connaissances concernant ce cœur de l’Eurasie se renouvellent profondément depuis vingt ans. Avec quels outils appréhender cet espace d’intenses confrontations entre empires et sociétés aux époques moderne et contemporaine, et comment saisir les nouveaux objets sans les resituer dans une histoire longue, tentation rencontrée si souvent à propos de pays  « neufs » (comme le Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan ou le Turkménistan) ?

Le renouvellement des outils d’analyse fait encore une part trop belle au paradigme impérial : les Soviet Studies avaient focalisé leur attention sur l’Asie centrale à travers le prisme de l’étude des ethnies, « talon d’Achille » de l’URSS d’une part, les études géopolitiques et stratégiques sont encore nombreuses dans les travaux récents dans des domaines directement connectés aux intérêts des États d’autre part. Il est indispensable de critiquer ce paradigme à partir des sciences sociales, en particulier l’histoire sociale et l’anthropologie culturelle, en liaison avec les aires culturelles, pour accélérer la formation d’un langage scientifique commun plus riche sur l’Asie centrale et l’affranchir de la prédominance du référent impérial. La question des identités « ethniques » et des langues est le thème d’étude qui a été le plus envisagé à la lumière de ce dernier, comme si elle n’avait pas de rythme long endogène. Par exemple, les débats sur la « Politique soviétique des nationalités » ne se confrontent jamais au Babur Name, cette œuvre du début du XVIe siècle qui donne un riche récit de la progression de ceux qu’elle nomme les « Ouzbeks », et écartent donc toute réflexion sur l’histoire longue. Les référents identitaires de l’Asie centrale précoloniale n’ont de réelle présence que dans des travaux portant sur la fin du XIXe et le XXe siècles, ce qui les lie de façon tout à fait artificielle aux études sur le fait russe, le fait soviétique ou le fait impérial.

On propose de désenclaver les questions posées à l’histoire de l’Asie centrale moderne et contemporaine de ce tropisme et de construire des problématiques nouvelles dans une dimension comparative. Trois axes majeurs d’études sont présentés sur des sujets totalement neufs dans la littérature actuelle : a) le XVIIIe siècle comme siècle précolonial par excellence (le siècle « entre les empires ») ; b) la période de 1945 à 1991 ; l’un et l’autre constituant deux clefs indispensables pour c) comprendre les discours actuels des États et des différents acteurs de ces pays « neufs », leur discours sur soi et celui à l’adresse de leur environnement régional.

La dimension comparative ouvre d’immenses perspectives aux études sur l’Asie centrale. Elle est en effet la seule aire de cette taille dans laquelle il n’y ait eu aucune présence étrangère pérenne (comptoirs, missions religieuses, conseillers, etc.) à l’époque moderne. En outre, la majeure partie de la littérature en sciences humaines et sociales la concernant a été produite durant le XXe siècle dans les langues des pays de cette région : l’accès aux sources, aux travaux et aux débats est une variable hautement géopolitique.

La période comprise entre 1945 et 1991, notamment, agit dans les réalités politiques et sociales actuelles des pays devenus indépendants sous forme de symboles, de références et comme source de légitimité et de pratiques pour une grande part des élites locales. Pour cette période, « l’indigénisation » désigne les principales formes de mobilité sociale et de mobilisation culturelle en Asie centrale. Comprendre la mobilisation de ces sociétés au travers des processus « d’indigénisation » permet un meilleur éclairage des deux décennies qui suivent l’effondrement de l’URSS.

Plusieurs puissances mondiales et régionales regardent une part de leur passé dans l’histoire de l’Asie centrale : la Chine en remontant aux Han, les musulmans du monde indien à travers les fondateurs de l’empire Moghol, la Turquie avec le mythe des origines de son peuple. Avec la Russie et l’Iran, elles y ont des intérêts vitaux. Les axes de recherche et d’enseignement proposés ici veulent contribuer à renforcer les articulations des questions posées à cette aire et assurer une présence de l’École dans les réseaux internationaux autour de l’Asie centrale moderne et contemporaine pour l’analyse des changements en cours, au cœur de l’Eurasie.