Navigation – Plan du site
La Lettre n° 65 | Échos de la recherche
Bernard E. Harcourt

Théorie politique des pratiques juridiques

par Bernard E. Harcourt, élu directeur d’études par l’assemblée en juin 2013

Un paradoxe hante nos démocraties occidentales : les plus libérales, avancées et stables, qui se vantent à juste titre d’une liberté économique sans équivalent, sont celles qui en même temps détiennent le record mondial du nombre de citoyens incarcérés. Aux États-Unis, en particulier, un pour cent de notre population adulte se retrouve sous les verrous, plus de 2 300 000 personnes, soit presque la moitié de la population du Danemark. Un homme sur neuf parmi les Afro-Américains âgés de 20 à 34 ans – soit onze pour cent de cette population – est un détenu. Au total, 7,3 millions d’adultes – un adulte sur trente et un aux États-Unis – se trouvent sous surveillance (en prison ou en milieu ouvert). Et ceci s’accompagne de stratégies sécuritaires, de politiques de « tolérance zéro », de peines planchers obligatoires et de three-strikes laws pour les multirécidivistes – non seulement aux États-Unis mais aussi, dans des mesures différentes bien sûr, en France et d’autres pays d’Europe. Nos démocraties, travaillées par l’obsession de la société du risque, sont devenues des sociétés à rétention de sûreté.

Partant de ce paradoxe, le projet de cette direction d’études vise à élaborer une théorie politique de nos pratiques juridiques qui, au lieu d’ignorer ce paradoxe et cette tension entre valeurs libérales de l’économie politique et conjuration des risques à travers le pénal, cherche à les résoudre. Plus largement, ce projet de recherche aborde la question fondamentale de l’avenir de l’État démocratique libéral en cette ère sécuritaire.

Ayant une formation à la fois de juriste praticien, ancien avocat dans les couloirs de la mort dans l’Alabama aux États-Unis, et de théoricien politique et juridique – avec une double formation doctorale en sciences politiques et en sciences juridiques –, j’envisage d’aborder ce projet sous trois angles. Le premier, d’une dimension épistémologique mais fondé sur un socle empirique, explorera la montée historique et la domination aujourd’hui, au moins aux États-Unis, du discours « cost-benefit » – discours économique d’analyse des coûts et des bénéfices, qui prétend avoir éradiqué les valeurs politiques et éthiques de l’analyse des modes de gouvernement, du droit et des politiques publiques. Ce premier angle cherchera à mettre en évidence les considérations politiques qui sous-tendent ces discours, mais qui sont occultées par leur prétention à la neutralité et qui, par conséquent, ont un effet masquant dans le domaine pénal. Le deuxième angle, d’une dimension plus théorique, cherchera à établir une théorie politique qui puisse prendre en compte à la fois les perspectives de l’économie politique et celles du pénal. Le troisième angle, d’une dimension éventuellement éthique, explorera comment on en vient justement aux valeurs qui sous-tendent une telle théorie politique. Aux thèses qui ont fait valoir une « esthétique de l’existence », j’opposerai la notion d’une « humilité de la vie en commun ».

Invité à l’EHESS à plusieurs reprises depuis 2007 et ayant pu participer aux colloques, cours, et séminaires de l’École, mais ayant aussi participé en tant que professeur invité au centre de droit pénal de Paris X-Nanterre, de l’Université de Poitiers, de l’Université d’Aix, et à l’École nationale de la magistrature, entre autres, j’ai l’intention de développer ce projet non seulement en collaboration avec l’Université de Chicago aux États-Unis et son antenne parisienne (le Paris Center de l’Université de Chicago), mais aussi en échange constant en France avec des collègues dans le pénal, ainsi que les juristes et théoriciens politiques et sociologues de l’EHESS. Il s’agit d’un travail de recherche qui pourrait approfondir les échanges sur la culture pénale et la théorie politique en France et aux États-Unis, et qui formerait la base d’un enseignement contribuant à la formation de théoriciens du droit et de la politique dans les disciplines croisées des sciences politiques, du droit, de l’économie politique, et de la sociologie.