Navigation – Plan du site
La Lettre n° 31 | Présentation
Stéphane Audoin-Rouzeau

par Stéphane Audoin-Rouzeau

Le fait guerrier et les violences armées. Politique, stratégie, sociétés

Projet de programme de recherches interdisciplinaires présenté au conseil scientifique du 16 mars 2010

L’opportunité de créer, au sein de l’EHESS, un PRI sur le fait guerrier et les violences armées peut être déduite de la constatation d’une série de déficits, institutionnels aussi bien qu’intellectuels, dont il convient d’abord de dire quelques mots.
La constitution d’un pôle académique en sciences sociales, capable d’assurer une prise en charge interdisciplinaire des questions touchant au fait guerrier, au fait militaire et aux formes de la violence armée dans le monde contemporain, a été établie comme une priorité par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, qui entend développer un réseau national de ressources. Il se trouve en effet que la France accuse en ce domaine un retard considérable, en raison du petit nombre de lieux de réflexion et d’échange constitués pour penser la guerre et les phénomènes de violence armée.
Dès lors, le projet de PRI s’inscrit dans un double contexte : celui-ci a trait à la nécessité de penser les transformations de la guerre et la diversification des formes de la violence, qui s’impose avec une force croissante. Il répond d’autre part à l’évidence d’une demande nouvelle, à la fois sociale et professionnelle.
L’EHESS constitue sans doute un des meilleurs endroits pour développer une réflexion de grande ampleur sur le fait guerrier, au sens le plus large. Le projet pluridisciplinaire de l’École, privilégiant l’approche par problème et non par discipline, correspond parfaitement à un objet comme la  guerre, impossible à traiter sous un angle disciplinaire unique. De manière générale, l’EHESS ne se situe pas dans le mainstream de la réflexion sur la guerre, dominée par les actuelles war studies dont il n’existe d’ailleurs pas d’équivalent en France. Précisément, la force de l’École serait ainsi d’aller sur les sujets traités par d’autres, mais en faisant valoir l’originalité de ses méthodes, de ses approches et de son mode de fonctionnement. Elle peut devenir un lieu clé pour développer un noyau de recherches susceptible de servir de pivot à la construction progressive d’un pôle académique centré sur le fait guerrier.

Il convient pourtant de dissiper une ambiguïté potentielle. Il ne s’agit nullement, dans le cadre de ce PRI, de proposer des outils « policy-oriented » prétendant aider à résoudre la « crise de la guerre » ou de la « pensée sur la guerre », crise double à laquelle sont aujourd’hui confrontées les forces armées occidentales, dont celles de la France. Il ne s’agit pas de lancer des études de « Sécurité et de Défense », et il va de soi que l’EHESS ne peut proposer que des réflexions indépendantes sur le fait guerrier, sans chercher à empiéter sur la réflexion que mène parallèlement l’institution militaire, avec ses logiques propres.

Problématique du projet scientifique

Il s’agit donc d’engager une réflexion de long terme sur le fait guerrier, les problèmes complexes qu’il focalise paraissant constitutifs de la vocation de l’École. À ce titre, quatre axes de travail peuvent être dégagés.

Paix et guerre entre les nations

Partant de la constatation d’un déficit de réflexion et d’instruments intellectuels de compréhension des configurations politico-militaires nouvelles (sensible dans le cas des opérations extérieures comme celle d’Afghanistan), il apparaît que les questions géopolitiques méritent d’être reprises, y compris au niveau des géographies nationales et régionales, tout comme mérite d’être remis en chantier l’objet « paix et guerre entre les nations », au titre d’actualisation pour le début du xxie siècle du tableau dressé par Raymond Aron à la fin du siècle précédent.

Mutations de la guerre

La réflexion sur le fait guerrier est aujourd’hui dominée par le thème des mutations des formes de la guerre et de la violence armée. Depuis 1945 dans une certaine mesure, et plus nettement depuis la fin de la Guerre froide, la guerre semble avoir changé de visage au point qu’on hésite désormais à la reconnaître et, partant, à la nommer. D’où le succès d’une terminologie nouvelle : guerres « irrégulières », « bâtardes », « asymétriques », etc. À tort ou à raison – et c’est là que l’éclairage historique prend toute sa valeur en replaçant l’objet dans la profondeur de champ – les formes contemporaines de la guerre sont souvent présentées comme l’antithèse des guerres du passé.
Quoi qu’il en soit, l’un des enjeux théoriques majeurs est bien de discerner comment la guerre se transforme sous nos yeux. D’un point de vue occidental en tout cas, la « guerre probable » (V. Desportes) du xxie siècle ne semble plus prendre les traits de la « grande » guerre, mais ceux du combat « au milieu des populations », rendant inadéquat le recours à la seule technologie et impossible ou très difficile la victoire politique là où le succès militaire s’était pourtant produit (Irak, 2003).

Les acteurs sociaux

Cette question de la transformation de la guerre en amène une autre, évidemment décisive : celle des acteurs de la violence. Il convient ici de poser tout d’abord la question du fait militaire tel qu’il se présente de manière nouvelle dans les pays occidentaux. Dans le cadre de la professionnalisation désormais généralisée des forces armées, la condition militaire et combattante de même que l’exercice du commandement constituent un ensemble de paramètres nouveaux, à combiner avec les phénomènes de privatisation des organisations guerrières et sécuritaires à l’échelle globale.
De l’autre côté, si l’on peut dire, les combattants « irréguliers » semblent se mouvoir dans des espaces aux frontières en recomposition. Les violences de combat se disséminent en de multiples zones d’affrontement où elles impriment leur marque, comme autant de batailles autonomes. Ce faisant, la fracture ami/ennemi s’en trouve comme exacerbée.
Dès lors, la question de la paix et de la guerre dans les nations a pris d’autant plus d’acuité que s’étendent ces zones floues où, dans tel ou tel pays, et de manière de plus en plus chronique, se développent des zones de non-droit dont l'État n'a pas le contrôle, à moins que ses propres représentants soient eux-mêmes « criminalisés ». La guerre tend donc à éclater en autant de processus armés d'insécurisation : ainsi s’efface-t-elle pour laisser place à « la violence » (Pierre Hassner) ou aux « états de violence » (Frédéric Gros) (induisant la question majeure des sorties de guerre, c’est à dire des sorties de violence – ou de leur refus).
S’il s’agit donc de s’intéresser de près à ces différentes configurations de la guerre irrégulière, il s’agit de s’interroger aussi sur le sens qu’elles revêtent pour ses acteurs eux-mêmes. À ce titre, le combat doit faire évidemment l’objet d’une attention particulière. Doit être interrogée ici la guerre comme activité valorisée, la violence comme modalité ordinaire de l’existence (Amérique latine, Asie, Afrique) et comme mode de régulation socialement accepté.

Populations désarmées

Doivent enfin être questionnées de près les attitudes à l’encontre des populations civiles proches de l’ennemi – proches géographiquement, socialement ou politiquement. Ici, le projet ne peut manquer de recroiser la problématique du massacre, dont l’exemple du génocide des Tutsi rwandais constitue un cas particulièrement important au cours des années récentes. Mais à côté de l’étude d’un surgissement de violence inscrit dans un temps très court – et cette temporalité doit elle-même être questionnée – les mutations des significations du massacre dans un temps long méritent également de retenir l’attention (Colombie depuis 1946).
Cette question du massacre recroise évidemment celle des transformations des guerres et des nouveaux dispositifs humanitaires qui accompagnent ou prolongent le conflit armé. On portera l’attention sur la question des « populations civiles » en tant que catégorie construite par les cadres guerriers et humanitaires, sur les politiques publiques et les réactions du monde associatif, sur les camps de réfugiés en tant qu’espaces d’exception, sur les stratégies du HCR et la définition de sa politique, sur les dispositifs humanitaires mis en place tout au long des parcours de fuite, etc.

Conclusion

Dans cette optique, la constitution d’un PRI apparaît comme la formule de préfiguration la plus souple et la plus « manœuvrante », permettant une mise en réseau des ressources de l’École et une cartographie de ses moyens en interne. Sa construction autour d’un noyau dur actif ne doit pas faire oublier la constitution de passerelles et d’alliances, et la recherche d’autres partenaires : l’intérêt pour le PRI à l’extérieur de l’École est à ce prix.

Les modalités de travail envisagées sont, dans un premier temps, celles d’un séminaire prospectif limité aux membres du PRI, afin de faire l’inventaire des ressources, des questions, et des axes de travail à prévoir.

Membres actuels du PRI (liste provisoire)

Michel Agier (CEAfr-ANR Transguerres), Stéphane Audoin-Rouzeau (CRH), Gilles Bataillon (CRSPRA), Patrice Bourdelais (CRH), Hamit Bozarslan (CETOBAC), Elizabeth Claverie (GSPM), Jean-Pierre Dozon (CEAfr), Vincent Duclert (CRH), Jean-Paul Hébert (CEMI- Revue Le débat stratégique), Danièle Hervieu-Léger (CESPRA), Alain Joxe (CEMI), José Kagabo (CEAfr), Elie Kheir (CEMI), Sabina Loriga (CRH), Pierre Manent (CRSPRA), Daniel Pécaut (CEMS)

Doctorants et Post-doctorants

Hélène Dumas (doctorante, CRH-AHMOC, co-animatrice du séminaire « Génocide des Tutsi rwandais 1994 »), Emmanuel Saint-Fuscien (post-doctorant, CRH-AHMOC), Galit Haddad (post-doctorante, CRH-AHMOC), Jean-Vincent Holeindre (doctorant, CRSPRA, animateur du séminaire « Penser la guerre »), Sami Makki (post-doctorant, animateur du projet ANR Transguerres), Alejandro Rabinovich (post-doctorant, CERMA).