Auditrice libre
Porte ouverte sur les auditeurs libres
« L’histoire, leur histoire n’est rien, si elle n’est pas une nourriture pour les sociétés humaines, au sein desquelles elle prend naissance et s’élabore », écrivait Lucien Febvre, l’un des fondateurs de l’École des hautes études en science sociales.
C’est cette nourriture que recherche Marie lorsqu’elle s’échappe de son restaurant pour courir à l’EHESS. Tous les vendredis, elle tombe son tablier de restauratrice pour revêtir l’habit d’auditeur libre. 10h15, elle saute dans le métro, direction boulevard Raspail. Une pause café, avant de se rendre au 105. Besoin de faire le point, de se mettre en condition. Quelle condition, celle de l’auditeur libre ! Car ce n’est pas un statut. Comme son nom l’indique, elle n’engendre aucune contrainte officielle. Mais la concentration, la motivation et l’effort sont de rigueur pour suivre les enseignements choisis.
Le phénomène « auditeur libre »
Fondée en 1975, l’EHESS est l’un des principaux pôles français de recherche en sciences sociales. L’École qui compte deux cent soixante-quinze enseignants, offre des formations à la recherche par la recherche. « Anthropologie des systèmes mondiaux », « Sociologie de la presse », « Droits des sciences et techniques », « Magie et sciences humaine », etc., les neuf cent quarante séminaires sont ouverts aux auditeurs libres sous réserve de l’accord de l’enseignant. Comme le dit Pierre Manent, directeur d’études et membre du CRPRA (Centre de recherches sociologiques et politiques Raymond Aron de l’EHESS) : « C’est l’un des aspects très originaux de l’École, et qui en fait son charme. On a à peu près tous les âges et tous les profils intellectuels et professionnels, avec tous un point commun, c’est d’être intéressés par ce type de travail qu’est la recherche. ».
Leur participation n’est soumise à aucune inscription administrative et ne peut donner lieu à une évaluation. Si beaucoup d’entre eux signent le cahier de présence, il reste difficile de connaître leur effectif exact. Leur présence varie suivant les séminaires et le sujet traité. Ils pourraient représenter en moyenne un cinquième des auditeurs. Il y a dix ans, les intéressés prenaient connaissance de ces séminaires au moyen d’affiches. À présent, la plupart d’entre eux sont informés via des listes de diffusion Internet. Quelques auditeurs y accèdent par leurs réseaux de connaissances. Chômeurs, professionnels, enseignants, doctorants ou retraités, chacun y arrive avec des profils et des desseins différents.
L’accessibilité du savoir
Restauratrice, Marie a connu l’EHESS grâce à l’un des clients de son petit restaurant du 20e arrondissement. « À l’époque, avant de m’endormir, je me plongeais dans un bouquin que j’avais dégotté à la librairie de mon quartier, Les pathologies de la démocratie, de Cynthia Fleury. N’ayant pas fait d’études après le baccalauréat, je reste néanmoins très curieuse de comprendre comment fonctionne le système. L’ouvrage faisait référence à Tocqueville qui m’était inconnu. J’avais repéré un client, professeur de philosophie à Nanterre à qui j’ai demandé me renseigner. Il m’a répondu que justement, il avait un ami, Pierre Manent, auteur de Tocqueville et la nature de la démocratie, qui enseignait à l’EHESS. Je pouvais assister à son séminaire en tant qu’auditeur libre, simplement en me présentant de sa part. Ce que je fis dès le vendredi suivant ! ». Elle est surprise de pouvoir accéder à ce séminaire. Convaincue que ces écoles étaient réservées aux étudiants, ou à une certaine élite, elle n’avait jamais imaginé que ce type d’établissement pouvait ouvrir ses portes à tout un chacun. Mais Pierre Manent, pour qui les auditeurs libres sont les bienvenus, souligne la modestie et la simplicité de la démarche de l’École. Il ne soutient pas nécessairement l’idée de l’accessibilité du savoir à tous et de sa démocratisation : « On n’agite pas des banderoles en disant, venez, venez, ici on offre le savoir gratuit». La porte reste discrètement ouverte. Il leur demande un équilibre entre la motivation et l’effort. Il se réfère aux « grandes œuvres », Platon, Aristote, Saint Augustin, Machiavel… qu’il faut « lire avec soin ». Il conclut : « donc il y a un jeu, un équilibre qui est décisif entre l’effort sérieux pour lire les vieux livres et la sensibilité alertée ou aiguisée au présent politique, à ce qui se passe ».
Des desseins personnels et professionnels
Au second étage du 54 boulevard Raspail, Saskia Cousin, docteur en anthropologie sociale et maîtresse de conférences à Tours, accueille ces auditeurs avec plaisir : « ils ne dérangent pas, bien au contraire […] en anthropologie du tourisme, les auditeurs assidus sont plutôt des doctorants et des universitaires de l’extérieur, avec des professionnels qui viennent ponctuellement en fonction de la thématique ou d’un intervenant précis ». Dans ce cas, la notoriété de l’intervenant ou du sujet apparaît comme facteur déterminant de leur présence. Elle insiste toutefois sur le fait qu’il s’agit de séminaires de « recherche » et qu’il ne faut pas y chercher matière à réseau professionnel. En effet, ceux-ci ciblent généralement des séminaires précis qui se déroulent sur une période plus concise. C’est le cas de David Métra, photojournaliste de trente-six ans qui a intégré « en priorité » dans son emploi du temps les six séances (une par semaine) du séminaire de sociologie de la presse de Jean-Marie Charon. Derrière les fenêtres grillagées en verre sablé de la petite « salle des artistes », l’auditoire de quinze à vingt participants s’équilibre entre étudiants et professionnels. Le journaliste pointe du doigt l’importance du travail personnel à fournir parallèlement, comme la relecture des principaux ouvrages sur le sujet.
« Auditeur libre, je ne fais que ça ! » déclare Bertrand Leval [le nom a été changé], qui a connu l’École via ses relations personnelles. Chômeur de quarante-six ans, il fréquente l’EHESS depuis 2002. On le croise en coup de vent passant du 54 au 96 et au 105 boulevard Raspail. D’un édifice à l’autre, d’un séminaire à l’autre : « La maladie de la philosophie », « Question de responsabilité », « Métaphysique de la différence sexuelle », etc. Il considère ces séminaires comme « un complément d’études, de culture générale et plus que toute autre chose, une sorte de psychanalyse personnelle ». Il reconnaît que si la porte est ouverte à tous, « l’accès pratique, comme l’accessibilité intellectuelle, ne peut être que le fruit d’un intérêt soutenu et réel ». Motivation et travail apparaissent chez tous ces auditeurs comme des valeurs indispensables pour converger vers les édifices du boulevard Raspail.
Réciprocité
Les séminaires se déroulent dans une atmosphère sereine. On n’y vient pas pour débattre, mais bien pour prendre connaissance des recherches en cours. Les auditeurs ne sont pas seulement là pour recevoir un enseignement doctoral, ils ont aussi un rôle de participants. Certains regrettent qu’un suivi assidu ne soit assorti d’aucune forme de validation. En effet, la position d’auditeur libre ne donne pas le droit de passer les examens. La seule forme de reconnaissance se trouve dans l’interaction entre l’enseignant et ses auditeurs ainsi que dans la conversation qui se crée réellement au fil des années. Pendant les deux heures de séminaire, un temps est réservé aux remarques et questions. Plus tard, la discussion se continue par la correspondance, soit par courriel, soit par des notes laissées dans le casier de l’enseignant, dont celui-ci fera part au début du séminaire suivant. Pierre Manent, chercheur qui explicite sa recherche devant et avec les participants, confirme : « Il y a une réciprocité. Ce n’est pas une mise en scène ». Il encourage les interventions de l’auditoire. Le directeur d’études illustre cet échange en citant Montaigne : « Je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre ne m’a fait », à quoi il ajoute, derrière ses fines lunettes, avec modestie et simplicité : « je n’ai pas plus fait mon séminaire que mon séminaire ne m’a fait ».
Si le rapport d’évaluation de l’AERES (Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur) déplore une absence de politique de vie étudiante, il semble omettre de noter « qu’ il y a une vie après le séminaire ». La constance du dialogue ne se limite pas à la vie étudiante. Car étudiants, enseignants et auditeurs libres confondus se retrouvent très souvent autour d’une table, d’un verre ou d’un repas pour continuer librement la discussion après le séminaire. La diversité de tous ces auditeurs participe clairement de la richesse de cet échange. Certains auditeurs libres disent trouver dans cette forme d’enseignement « les mots-clefs et les références ». D’autres, comme Jean-Alphonse Bernard, quatre-vingt-cinq ans, retraité, « une grille de lecture philosophique ». Lequel, en échange, n’oublie jamais de faire partager ses réflexions inspirées. Pour Marie, il ne s’agit pas de puiser dans un vivier de connaissances comme dans un livre de recettes : « Il ne suffit pas de déguster un mets succulent et d’en demander ses secrets au chef, il faut aussi faire l’effort de rechercher, d’étudier l’alchimie de sa composition. ». Comme elle, la majeure partie de ces auditeurs avouent leur surprise quant à l’incroyable accessibilité des lieux. Si leur présence n’est pas soumise à une inscription préalable payante, ils reconnaissent pourtant qu’elle a un prix, celui de l’effort, vertu nécessaire à la pleine appropriation de l’enseignement dispensé.
Et face aux grandes questions d’actualité que sont les polémiques sur la discrimination positive et la course aux quotas en pratique dans d’autres établissements, l’École marque la nuance. Sa porte s’ouvre singulièrement sur une diversité discrète mais notable. Pour celui qui fait l’effort de la pousser, bien entendu.