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La Lettre n° 57 | Échos de la recherche
par Marcello Carastro, Caterina Caterina Guenzi et Frédérique Ildefonse

Pratiquer le comparatisme : textes, terrains, artefacts

Ce projet de PRI naît de la nécessité de structurer davantage, au sein de l’École, le groupe de travail qui s’est constitué dans le cadre de l’atelier Antiquité et sciences sociales. Créé en 2003 par de jeunes chercheurs dans le cadre du Centre Louis Gernet, cet atelier avait un double objectif : réfléchir, d’une part, à des questions d’ordre théorique sur l’apport des sciences sociales à l’étude de l’antiquité et, d’autre part, développer un travail de recherche comparatiste autour d’un thème fédérateur. Dans cette perspective, une réflexion commune sur les couleurs a été développée en raison de la nature nécessairement interdisciplinaire de l’approche qu’un tel sujet invitait à mettre en œuvre et a donné lieu à un séminaire mensuel sur quatre ans, ainsi qu’à des journées d’étude et à un volume collectif, L’Antiquité en couleurs, paru en 2009 chez Jérôme Millon.

Un deuxième chantier a été consacré à une approche critique et comparée de la figuration à partir de la notion d’agalma. Les difficultés inhérentes à la polysémie de ce terme grec, trop souvent traduit par « statue », alors qu’il désigne aussi bien la parure que l’offrande votive, nous ont conduits à un questionnement d’emblée comparatiste : ce sont les échanges entre hellénistes et africanistes qui nous ont amené à interroger les notions modernes de statue, d’anthropomorphisme, mais aussi de fétiche, de parure ou de bijou, pour déboucher sur une réflexion plus générale sur la figuration, le double ou encore la relation au divin dans sa matérialité et sa mise en présence. Ces quatre années de séminaire de l’EHESS ont donné lieu à l’organisation d’un colloque international en février 2012 intitulé : Agalma ou les figurations de l’invisible. La publication de ces travaux est en préparation.

Il s’agit donc par ce PRI de venir formaliser un travail collectif déjà existant en études comparées, qui réunit ethnologues, philologues, historiens et philosophes. Ce projet de recherches interdisciplinaires poursuit et entend développer les acquis du travail comparatiste du séminaire Agalma sur lesquels il repose. Il s’agit de pratiquer en anthropologie un comparatisme contrastif et expérimental qui se construise dans un dialogue de longue durée et qui, soucieux de restituer les catégories de pensée propres à chaque ensemble culturel, ne constitue pas des systèmes fermés sur eux-mêmes, mais, au contraire, crée les conditions pour élaborer l’objet de la comparaison au fil des échanges. Cette entreprise s’inscrit dans la lignée des travaux comparatistes menés par le cercle de chercheurs qui s’était constitué d’abord autour de Jean-Pierre Vernant (et dont les travaux ont fait date : de Problèmes de la guerre, publié en 1968, jusqu’à Corps des dieux, de 1986) puis autour de Marcel Detienne (entre les années 1980 et 2000) et enfin dans le cadre de l’atelier Pratiques des polythéismes fondé par Michel Cartry et Jean-Louis Durand (dont les travaux ont été consignés dans le volume Architecturer l’invisible. Autels, ligatures, écritures édité par Michel Cartry, Jean-Louis Durand et Renée Koch-Piettre et publié en 2010, chez Brepols).

Notre travail entend mettre en rapport les mondes anciens et les mondes contemporains. Notre collaboration, et c’est à nos yeux sa plus grande richesse, rassemble philologues et philosophes, spécialistes des mondes anciens, et ethnologues, spécialistes des sociétés vivantes. Elle s’attache à dégager des « configurations de pensée », saisies les unes sur le vif, par le biais de l’observation et d’une écoute du bruissement contradictoire des paroles d’un ensemble d’individus (choisis en fonction de leur savoir, leur statut, mais aussi, souvent, au gré d’une rencontre) et les autres par le biais de l’analyse de témoignages écrits ou d’artefacts. Elle associe donc recherches sur des textes ou des artefacts et enquêtes de terrain qui elles-mêmes permettent de développer une véritable « philologie de l’oral » : l’enquête de terrain allie en effet l’observation sur la longue durée et le recueil des énoncés rituels qui sont transcrits et traduits sur place dans le temps même de leur énonciation.

Le séminaire sur le destin que nous organisons à l’EHESS à partir de la rentrée 2012 va constituer le premier lieu d’élaboration du PRI. Intitulé « Approches comparées du destin : le lot, la part, le lien », ce séminaire comparatiste réunit notamment africanistes, assyriologues, égyptologues, hellénistes, indianistes, sinologues. Il se propose d’interroger la notion de destin tout d’abord à partir du lexique élaboré dans les différents contextes examinés. L’enquête cherchera ensuite à déterminer qui est concerné par le destin, êtres humains (homme/femme, enfant/jeune /adulte/ vieillard), mais aussi animaux, objets, maisons, villages, lignées. Le discours du destin prévoit des moments (conception, naissance, premières années de vie…), des agents (il faudra notamment distinguer entre destin personnel et destin dû aux choix arrêtés par les ascendants) et des lieux (monde prénatal, parties du corps…) de fixation. La question de la répartition, du partage, du lot, de la part apparaît de façon récurrente, comme celle du choix prénatal et demandent à être analysées. Cette approche comparatiste qui allie études de textes et de terrains s’attachera aux pratiques, aux acteurs et aux techniques engagées dans la mise en œuvre du destin.

Rassembler dans les mêmes enquêtes sur des objets à chaque fois déterminés mondes anciens et mondes contemporains procède d’une même décision comparatiste. Le comparatisme que nous pratiquons n’exclut rien qui serait prétendument impropre à la comparaison. Il ne présume aucune hiérarchie entre des aires culturelles, pas plus qu’il n’assure un statut d’exception aux cultures de l’Antiquité. La rigueur et la minutie de l’analyse, la pratique de la micro-analyse, tout d’abord, peuvent rassembler des démarches apparemment aussi éloignées que celles qui s’attachent à des textes anciens ou des artefacts et celles qui s’inscrivent dans un travail de terrain. En outre, dans un comparatisme résolument expérimental et constructif, fidèle à la méthode prônée par Marcel Detienne, les comparables ne sont jamais initialement donnés, jamais donnés préalablement à l’analyse. Ce comparatisme ne recherche pas des essences : il a pour objet des relations qui ne sont ni immédiates, ni supposées, mais des configurations qui se dégagent à l’analyse. Bien plus, notre comparatisme ne présuppose aucune catégorie externe à des aires culturelles données, dont il retrouverait des avatars dans chacune ou telle et telle d’entre elles. La pluralité qu’il pratique répondrait plutôt à celle des cas en grammaire, ou des catégories aristotéliciennes : il n’y a en effet aucun cas qui ne soit tel cas déterminé, aucune catégorie qui ne soit une catégorie singulière distincte des autres

Notre démarche se caractérise également, fidèle en cela à Michel Cartry et à Jean-Louis Durand, par la place qu’elle accorde à l’ethnographie. À ce compte, elle remet en cause une hiérarchie ascendante entre ethnographie, ethnologie et anthropologie. Tout en précisant qu’elles constituent « trois étapes ou trois moments d’une même recherche », Lévi-Strauss présuppose en effet entre elles un rapport hiérarchique fondé sur l’idée que l’ethnographie consiste à restituer par l’écrit des usages et des institutions observés par l’ethnologue. Or l’enquête ethnographique n’est pas seulement le moyen ou le matériau d’une démarche qui la supposerait. Elle n’est pas seulement la « démarche préliminaire » de l’ethnologie. Nous suivons sur ce point la manière dont Michel Cartry soulignait combien le moment de la description repose déjà sur une forme d’interprétation et l’intègre.

Mais critiquer la hiérarchie entre ethnographie, ethnologie et anthropologie, c’est également remettre en cause l’idée selon laquelle la théorisation interviendrait après l’observation ethnographique. C’est également remettre en cause la place d’une anthropologie encore extérieure à ces deux moments et qui correspondrait au moment nécessaire de la généralisation : le comparatisme que nous pratiquons se distingue tant du comparatisme des aires culturelles que d’une anthropologie de surplomb et d’invariants. L’universel recherché est plutôt un « universel latéral », pour reprendre la formule de Merleau-Ponty.

La recherche d’une intelligibilité de proximité qui définit l’observation ethnographique valorise l’analyse des catégories et des tournures de langue, elle ne va pas sans l’attention à la manière dont les locuteurs s’expriment dans une langue singulière, et s’attache à une conceptualité qui s’exprime elle aussi dans les termes d’une langue singulière. Elle s’apparente en ce sens à la lecture minutieuse, philologique et philosophique, des textes anciens pourvu qu’on considère précisément cette lecture comme le moment où peut se dégager un tracé singulier, irréductible à toute présupposition de concepts existants. En mettant en regard les différentes configurations de pensée qui émergent de l’analyse, le comparatisme, loin de constituer le moment détaché et conclusif de la synthèse, crée les conditions de possibilité de cette analyse.

Afin de donner à ce projet une dimension internationale, dimension qui était absente des expériences comparatistes de Vernant, Detienne ou encore de Cartry et Durand, le PRI sera aussi le laboratoire de réflexion de l’atelier comparatiste constitué en partenariat avec l’Université Fudan de Shanghai. Cet échange enrichira le PRI d’une dimension réflexive qui manquait également aux expériences comparatistes précédentes. Ce PRI se veut aussi comme un lieu de formation aux analyses comparatistes pour les étudiants en master et doctorat. Il encouragera la pratique du terrain et l’apprentissage des langues vernaculaires, pour doter les jeunes chercheurs des outils requis par le modèle analytique d’une philologie de l’oral.