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La Lettre n° 55 | Dans les centres et les services | Départ à la retraite
Jeanne Lesieur
Jeanne en Tunisie.
Crédits : Himalaya Caracena
par Vincent Duclert

Jeanne Lesieur

« Chères et chers collègues,
Notre collègue et amie Jeanne Lesieur partira officiellement à la retraite le 1er octobre après 37 années à l'EHESS. Conformément à sa décision, aucun pot ne sera organisé. Une enveloppe est toutefois à la disposition de ceux qui souhaiteraient lui témoigner leur amitié au secrétariat de la présidence (B. 833). D'avance merci.
 »
 

 Le 5 septembre dernier, cette brève dépêche sur le fil « tlm » de l’École a jeté la stupeur dans les bureaux du France, du boulevard Raspail, de la rue Monsieur Le Prince, et jusqu’à Marseille, Lyon, Toulouse, même à Varsovie, Prague et Budapest….. 

Et elle a plongé dans une grande solitude les candidats déclarés ou en voie de l’être à la présidence de l’École. Devant l’océan des tâches qui les submergera dans quelques semaines, ils ne pourront plus compter, comme leurs prédécesseurs, sur la superpuissance qu’incarnait Jeanne Lesieur, véritable pouvoir devant lequel s’effaçaient toutes les instances – d’autant mieux qu’elle en a assuré des années durant sinon le gîte du moins le couvert.  Aucun pot de thèse, aucune assemblée, aucun conseil digne de ce nom sans l’organisation de Jeanne. Elle y excellait, particulièrement à la « Marc Bloch » où, de 1983 à 2009, en compagnie de son mari René, elle officiait de main de maître. Sans oublier le CAES qui a tant compté pour Jeanne – et réciproquement ! Tout ceci n’était que la partie émergée de l’iceberg. Rien n’échappait à Jeanne au « 54 » et dans ses succursales du boulevard Raspail, passant dès l’aube jusqu’au soir, de bureaux en services, voir son monde et s’assurer que les choses étaient bien au carré. Elle cumulait de multiples fonctions où les officielles croisaient les officieuses en un ensemble dont l’histoire et les sciences sociales, un jour, se saisiront.     

Chargée à l’École, le jour, de la logistique – des achats de matériels et fournitures jusqu'à l’avitaillement du navire et de ses précieuses machines à café –, Jeanne veillait la nuit sur les bâtiments du « 54 ». Elle était seule maître à bord. Elle connaissait tous les recoins et les mystères du vaisseau amiral de l’EHESS et de la MSH. Nombre de ceux qui voulurent dompter son indépendance et changer ses méthodes se sont retrouvés face à un mur. Sa force, elle la tirait de la maîtrise d’une mécanique de haute précision (même si le « 54 » vieillissait, comme nous tous), d’une disponibilité de tous les instants, d’une confiance totale dans ceux qu’elle jugeait dignes de son amitié, et, on l’a compris, d’un caractère de capitaine au milieu des tempêtes. Jeanne était une présence familière de tous les instants, elle rassurait. 

Les présidents, présidentes, administrateurs passaient, elle demeurait. Elle restera dans les consciences individuelles et collectives la part concrète de l’École, l’ancrage indispensable dans la réalité, dans le bâti et dans les murs d’une institution sans attache sinon l’horizon sans cesse repoussé des sciences sociales. Jeanne nous rappelle que si l’École a toujours bien fonctionné, c’est grâce à des personnes comme elle, toujours présente, d’une conscience professionnelle poussée à l’extrême au point de dire tout haut ce qui se murmure entre deux portes, d’un jugement sans concession sur les êtres, entière. Pour cela, par elle, on sait que l’École a eu son port d’attache. 

On conserve de cette place sans nom ni équivalent un clair témoignage, lors des obsèques de René une fin d’été 2009 : une grande partie de l’École était présente, François Weil le premier. On aurait aimé qu’un même rassemblement ait lieu pour le départ à la retraite de Jeanne. Elle qui a permis que tant d’hommages s’égrènent depuis 37 ans n’aura pas le sien. On n’épiloguera pas sur les raisons, mais on retiendra le dernier geste d’indépendance de Jeanne, le panache de la sortie, une dernière résistance en forme d’hommage à l’idée qu’elle se fait de sa fonction et de son rang.  Le départ du « 54 » a été une épreuve pour Jeanne d’autant qu’il succédait à la mort brutale de son mari. Mais le déménagement de l’École, elle le supervisa avec le génie qui la caractérise de l’offensive autant que de l’inventaire, omnisciente, toujours en alerte, fondant sur l’ennemi, galvanisant les troupes. Le « 54 » allait être évacué en bon ordre !

Le départ de Jeanne signe aujourd’hui la séparation définitive de l’École (et de la MSH) d’avec ce temps ancien désormais révolu. Elle au France, c’était encore le cœur du « 54 » qui battait dans les coursives et les couloirs. Le 28 septembre à 17 heures, quelque chose d’historique cessera de vivre. 

Au France, son poste de commandement, elle l’avait installé sur le pont supérieur ouest, avec Ginette, un autre pouvoir dans cette institution qui n’en manque pourtant pas, et qui, dans une forme de solidarité que partagent les vrais combattants, quitte l’École au moment où Jeanne s’en va. Avec elle, c’est une pratique de liberté qui tire sa révérence. Certains ont pu la juger excessive, irascible, d’un orgueil absolu. Mais la force d’une institution est de reconnaître la qualité des agents qui font corps avec elle et qui savent s’opposer, dire non et protester. Tous les responsables de l’École, des plus élevés aux plus modestes, ont été invités par Jeanne à méditer sur la fragilité des pouvoirs institués et le mystère de l’autorité naturelle…. 

Jeanne Lesieur a transmis un héritage immatériel, un cocktail détonnant et nécessaire d’indépendance sans concession, de haute compétence et d’attachement profond aux êtres qui nous entourent. Je ne parle même pas de la dynastie Lesieur qui se perpétue à l’École avec Delphine, l’une de ses filles. Je songe davantage à ce réseau invisible des ami (e) s de Jeanne, toujours prêt (e) s à se battre pour que l’École demeure telle qu’en elle-même enfin l’éternité la change.