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La Lettre n° 55 | Échos de la recherche
Isabelle Ville, élue directrice d’études cumulante par l’assemblée des enseignants en juin 2012

Les sociétés contemporaines à la lumière du handicap

par Isabelle Ville, élue directrice d’études cumulante par l’assemblée des enseignants en juin 2012

Les évolutions du paysage démographique et sanitaire liées aux transitions épidémiologiques et démographiques, l’impact des mouvements sociaux et des Disability Studies, ont convergé vers une reformulation de la question du handicap à l’origine de mutations profondes affectant les politiques sociales et de santé, le droit national et supranational, les pratiques professionnelles des champs sanitaires et médicosociaux, les expériences singulières et collectives et le statut même du handicap comme objet de recherche pour les sciences sociales. Ces transformations mettent à l’épreuve les sociétés contemporaines dans leur capacité à définir et à construire un « vivre ensemble » ; leur analyse ouvre un énorme chantier au cœur de disability studies renouvelées qui interpellent l’ensemble des sciences humaines et sociales et croise bon nombre de leurs objets. Elle a motivé la mise sur pied en 2006, à l’EHESS, du programme « Handicap et sciences sociales » dans lequel s’inscrit mon projet.

Sociologue, directrice de recherche à l’Inserm, je mène au CERMES des travaux qui se situent à l’interface de ces différents domaines. Formée initialement à la psychologie sociale à l’EHESS, j’approche la question du handicap principalement sous l’angle des significations qui en sont produites en les interrogeant sous la double perspective d’une problématique du sujet et du traitement sociopolitique de la question. En effet, l’entrée par les significations conduit à s’intéresser aux jeux des acteurs impliqués dans les dispositifs du traitement social de l’infirmité, en les ancrant plus largement dans les contextes cognitifs et moraux qui définissent les relations entre les individus et leur rapport au monde. Je poursuis ces recherches dans trois directions.

La première interroge le handicap dans son rapport au travail et à la productivité. Historiquement fondé sur l’inaptitude au travail, il constitue une figure emblématique de la question sociale qui légitime un droit moral puis légal à l’assistance. Il s’agit d’analyser les réponses sociales qui lui ont été apportées.

Le champ du handicap se constitue au cours du 20ème siècle, en prise avec les techniques de réadaptation, pour rendre les situations d’infirmité et d’invalidité compatibles avec certaines formes de production. Mais, si la loi de 1975 fait de l’intégration sociale et professionnelle une obligation nationale selon l’idéal d’un droit pour tous au travail, le modèle intégratif n’efface pas le registre de l’assistance. En instaurant une garantie de ressources pour les personnes considérées inaptes à travailler, la loi ouvre les conditions de possibilité d’un mouvement qui ébranle son fondement même par une mise en cause, par ses bénéficiaires, de l’idéologie du travail. Trente ans plus tard, la nouvelle politique du handicap opère à son tour plusieurs déplacements marquants. Au principe d’intégration, elle substitue celui de non discrimination, garant de « l’égalité des droits et des chances » qu’elle promeut. L’objectif de normalisation des personnes est remplacé par un objectif de « participation », visant l’accès à toutes les institutions et sphères de la vie sociale. La logique administrative de « prise en charge » fait place à une logique de services, lesquels doivent répondre à des normes managériales de qualités et de résultats. Enfin, l’allocation de ressources compensatoires disparaît au profit d’un « droit à compensation » du handicap, droit subjectif, fondé sur le projet de vie de chaque personne.

Ces changements transforment en retour les « cadres de l’expérience » ouvrant sur de nouveaux modes de vie et de nouvelles identités. Une deuxième orientation de mes travaux interroge les « épreuves du handicap » construites à différentes périodes, dans différents contextes, par les acteurs institutionnels, collectifs et privés.

Le traitement différentiel instauré dans l’entre-deux guerres entre mutilés de guerre et du travail, bénéficiant d’un droit à réparation car relevant de la dette sociale, et « infirmes civils », exclus d’un tel droit, a provoqué une nouvelle signification du handicap, détachée de l’origine de la survenue des déficiences et centrée sur l’infirmité pour elle-même : le handicap se pense alors comme une expérience intersubjective à travers laquelle le soi s’éprouve et se transforme. Cependant, cette signification est restée longtemps enclavée dans l’entre-soi des premiers collectifs, les institutions de réadaptation diffusant quant à elles une « psychologie du handicap » qui associe à l’entraînement des corps, la promotion d’une constitution psychique forte et volontaire, condition pour « surmonter l’épreuve » et accéder à une « normalité moyenne », en travaillant et fondant une famille. Il faudra attendre un demi-siècle pour que l’affirmation publique d’identités collectives devienne le levier de revendications politiques. Il s’agit alors de comprendre les conditions de la publicisation de l’expérience du handicap ainsi que le rôle des sciences humaines et sociales dans la médiation de ces processus dans une période de réflexivité accrue, où l’injonction dominante n’est plus tant d’être « comme tout le monde » que d’être « soi-même », de construire un projet de vie singulier.

Une dernière orientation, développée plus récemment dans cadre d’un programme de recherche financé par l’ANR (« Les enjeux du diagnostic prénatal dans la prévention des handicaps : l'usage des techniques entre progrès scientifiques et action publique » 2009-2013) appréhende le monde de la périnatalité comme un nouveau champ d’intervention sur le handicap et analyse les voies de conciliation entre deux modes de traitement social : la promotion de la participation sociale des personnes handicapées, les affirmative actions et les législations antidiscriminatoires, d’une part, la sélection des naissances comme moyen de « prévention » des handicaps, d’autre part. Il s’agit d’une part de réaliser une histoire croisée des différents mondes sociaux de la recherche, de la clinique et de la santé publique en repérant et analysant les convergences qui, depuis l’après-guerre ont progressivement permis l’élargissement de l’avortement « thérapeutique » aux conditions fœtales puis la généralisation du diagnostic prénatal en France. Il s’agit également d’analyser les pratiques contemporaines du suivi des grossesses dans des pays qui se distinguent par leurs modes de régulation et d’appropriation des techniques. En effet, les évolutions rapides de ressources techniques, de plus en plus performantes mais générant de nouvelles incertitudes, les redéfinitions des missions des professionnels et les nouvelles contraintes réglementaires, voire les menaces judiciaires qui pèsent sur eux, impactent les pratiques et la manière dont les professionnels appréhendent ce qu’est une vie acceptable ou non. Les processus de décisions qui conduisent à proposer, accepter ou rejeter une interruption de grossesse en raison d’une anomalie du fœtus mêlent des dimensions scientifiques, politiques et morales, mais également des enjeux professionnels.