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La Lettre n° 55 | Échos de la recherche
Sebastian Veg, élu directeur d’études par l’assemblée des enseignants en juin 2012
Crédits : Huang Wenhai

Littérature et démocratie dans la Chine du XXe siècle : une histoire non institutionnelle du politique

par Sebastian Veg, élu directeur d’études par l’assemblée des enseignants en juin 2012

Le présent programme de recherche et d’enseignement cherche à rendre compte d’un paradoxe : dans la Chine du XXe siècle, la démocratie est une référence centrale dans les pratiques sociales et intellectuelles, alors même qu’elle peine à se réaliser dans des institutions stables. S’il s’appuie principalement sur des textes littéraires chinois du XXe siècle, ce questionnement se place à la croisée de la politique et de l’histoire. Son ancrage dans un corpus du début de l’époque républicaine (1912-1949) le situe à un moment où les institutions démocratiques, instaurées à la chute de l’empire en 1911-1912, sont discréditées par la faillite de la nouvelle république, étranglée par une dictature militaire (1913-1916). La réflexion collective sur les causes de l’échec de la république déplace alors l’action politique dans une voie non institutionnelle : la critique culturelle et le débat sur l’émergence d’une « culture démocratique » qui, avant même la date emblématique du 4 mai 1919, se met en place dès les lendemains de la révolution et se renouvelle tout au long du siècle.

En effet, le « détour par la culture » n’est pas propre à l’échec démocratique qui sanctionne l’enlisement du régime républicain après 1911. Aujourd’hui même, alors que la sortie du maoïsme (amorcée en 1978) se solde par un nouvel échec de la démocratie, les intellectuels critiques constatent, comme leurs prédécesseurs, un déficit de « culture démocratique ». Au moment où le mouvement de 1989 marque, comme la révolution de 1911, l’échec d’une décennie de réformes institutionnelles, ils se donnent de nouveau pour tâche de cultiver la démocratie à l’extérieur des institutions. Au-delà de la mémoire du 4-Mai, la relation étroite entre la culture et la politique reste ainsi le point de repère de la modernité politique en Chine tout au long du XXe siècle. Un autre ancrage chronologique et documentaire s’offre ainsi à l’interrogation centrale de ce projet : comment, à cent ans de distance, de la sortie de l’empire à la sortie du maoïsme, les démocrates frustrés par les échecs institutionnels successifs de la démocratie envisagent-ils de faire éclore un « citoyen chinois » en dehors du système des institutions existantes ?

À partir de deux moments clefs, en laissant de côté les décennies durant lesquelles la référence démocratique est mise au service d’une politique totalitaire, ce projet se propose ainsi de jeter un nouveau regard sur la façon dont les idées et les pratiques démocratiques se sont développées en Chine pendant les cent dernières années. Sans séparer les œuvres des pratiques sociales, ni réduire les unes aux autres, la culture démocratique est étudiée dans les textes et dans les univers sociaux des écrivains et intellectuels à différents moments et en différents lieux, jusqu’au temps présent, telle qu’elle se décline tour à tour dans l’anarchisme dans les années 1900, dans l’espace local comme lieu d’une modernité vernaculaire à Chengdu dans les années 1910 et 1920, et dans l’activisme culturel d’intellectuels qui tentent de cultiver la citoyenneté en contournant la politique établie après 1989. L’étude des textes littéraires, considérés comme les traces tangibles de l’ethos qui lie les membres d’une société à un moment historique, peut concourir, telle est l’hypothèse, à éclairer une histoire qui dépasse celle de la littérature. L’histoire de la démocratie chinoise, depuis cent ans, ne se ramène certes pas à celle de son détour culturel, pas plus que la culture moderne chinoise ne se réduit à la référence démocratique. Mais, en considérant, après Tocqueville, que la démocratie est aussi un ethos, ce projet cherche à ouvrir le questionnement, à partir du terrain chinois, sur une histoire du politique qui ne se limite pas aux institutions.