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La Lettre n° 54 | Échos de la recherche
Johann Michel, lauréat IUF Junior
par Johann Michel, lauréat IUF Junior

L’antagonisme des régimes mémoriels de l’esclavage. Perspectives comparées France/Grande-Bretagne

Notre projet de recherche s’inscrit initialement dans un cadre philosophique et sociologique dont l’arrière-plan repose sur l’analyse de la production, de l’autonomisation et de la transformation des systèmes de sens de l’action. De l’herméneutique de Paul Ricœur sur laquelle nous travaillons depuis une quinzaine d’années, nous avons appris à comprendre la fixation du sens de l’action analogiquement avec la sorte d’autonomisation que subit le discours dans le texte. L’herméneutique de l’action rencontre favorablement certaines variantes de la sociologie pragmatique, lorsqu’il s’agit d’analyser la pluralité des « grammaires » qui sont autant de « dispositions à agir et à faire agir » dans des situations données. Que l’on parle du texte de l’action ou de « grammaires », il s’agit à chaque fois de configurations anonymes et stabilisées de règles et de sens qui préexistent toujours déjà et orientent la conduite des acteurs dans des contextes d’interaction donnés. Du fait de la préexistence ontologique de ces grammaires, du fait que nul individu ne peut inventer ou produire à lui seul ces grammaires, on peut les apparenter, avec Vincent Descombes, à des « institutions du sens ».

La reconnaissance de cette préexistence ne doit pas conduire toutefois à quasi-naturaliser les grammaires de l’action. D’où l’importance que nous accordons dans nos travaux, dans une perspective sociogénétique, aux conditions de productions historiques des « institutions du sens », des « grammaires », des « jeux de langage ». Le pari épistémologique consiste à penser à la fois leur préexistence et leur historicité. Soit analyser à la fois les conditions de production historique, les conditions de stabilisation, et les conditions de transformation des configurations anonymes de sens. Le caractère historique des grammaires tient au fait, en dépit de leur force de prédétermination de l’action, qu’elles ne s’appliquent jamais mécaniquement aux acteurs. Le texte de l'action sociale, à la manière goffmanienne d'une mise en scène théâtrale, est à chaque fois une performance accomplie dans des situations particulières. D'où l'importance d'investigations microsociologiques rigoureusement pragmatiques dont l'objectif est d'analyser précisément les aménagements locaux de l'ordre institutionnel. C’est se montrer attentif aux écarts de significations entre le texte de l'institution et les performances locales. Ce n’est pas simplement supposer que la texture institutionnelle serait toujours la même, et les accomplissements en situation chaque fois différents. Rejouées en situation et en interaction, les grammaires institutionnelles, bien que stabilisées, subissent en retour au moins des micro-variations et des micro-changements. Les interactions vivantes en situation (niveau pragmatique) contribuent à donner une histoire (niveau socio-génétique) aux configurations anonymes de sens (niveau sémantique). Se rapportant à un sens toujours déjà là (niveau herméneutique), les interactions in situ apportent en même temps un devenir au sens de l’action.

L’objectif de notre travail consiste à transposer ce cadre épistémologique général à l’analyse d’une action publique particulière : l’action publique mémorielle. Nous définissons une politique publique de la mémoire comme l’ensemble des modes d’intervention des acteurs publics qui cherchent à produire et à imposer des souvenirs communs à une collectivité donnée. En mobilisant le modèle herméneutique, pragmatique et socio-génétique des « grammaires » évoqué précédemment, nous cherchons à montrer que les politiques publiques de la mémoire sont structurées par des configurations impersonnelles et stabilisées de sens qui prédominent dans une société à une époque donnée. Nous appelons ces configurations de sens des « régimes mémoriels ». Dans le cas de la France contemporaine, on se propose de distinguer deux régimes mémoriels antagonistes. Le régime mémoriel d’unité nationale se dit dans la grammaire d’une conception unitaire de la nation, d’une célébration des événements glorieux de l’histoire nationale, d’une reconnaissance corrélative des héros morts pour la France. A l’opposé, le régime victimo-mémoriel se dit dans la grammaire d’une conception plurielle ou fragmentée de la nation à l’adresse de groupes particuliers, d’une reconnaissance des événements honteux de l’histoire nationale, d’un hommage rendu aux victimes et aux morts à cause de la France.

Ce ne sont pas seulement ces grammaires mémorielles qui nous intéressent en elles-mêmes, mais à la fois la manière dont elles sont produites, finissent par s’imposer et se stabiliser comme mémoire officielle et la manière dont elles peuvent se transformer dans des contextes historiques déterminés. Notre recherche s’est spécialisée depuis quelques années sur le cas empirique des grammaires officielles de la mémoire de l’esclavage dans la France contemporaine. Formulé dans le jeu de langage du régime mémoriel d’unité nationale, l’esclavage se dit dans une grammaire abolitionniste. C’est moins la traite et l’esclavage en eux-mêmes qui occupent le devant de la scène commémorative que la célébration de la République abolitionniste et des héros républicains de l’abolition. C’est la nation républicaine qui se rend en quelque sorte hommage à elle-même. Formulée dans une grammaire victimo-mémorielle, c’est moins l’abolition qui est célébrée que les souffrances endurées par les esclaves. Ici, ce sont ceux qui se présentent comme des « descendants d’esclaves » qui éprouvent « un trouble » identitaire et mémoriel et demandent, en tant que « public » (Dewey), une reconnaissance de la nation et des pouvoirs officiels.

Sans prétendre à aucune forme de généralisation a priori, nous souhaiterions tester la possibilité ou non d’étendre les deux régimes mémoriels de l’esclavage que nous avons élaborés dans le cas français au cas britannique. L’intérêt de choisir une telle perspective comparée tient dans le fait d’interroger la manière dont deux anciennes puissances coloniales et esclavagistes européennes « négocient » depuis l’après-guerre le rapport à leur passé esclavagiste. Nous avons été encouragés à tester la pertinence d’une comparaison des régimes mémoriels entre les deux pays, suite à la lecture des travaux d’Emma Waterton (“Forgetting to Heal : Remembering the Abolition Act of 1807”, European Journal of English Studies, vol.14, 1, p. 23-36, 2010) qui se focalise sur les cérémonies officielles de 2007 (commémoration du bicentenaire de l’acte d’abolition de la traite du 25 mars 1807 en Grande-Bretagne). Les commémorations officielles tendent plus à célébrer l’acte abolitionniste lui-même que les souffrances de l’esclavage. Il s’agit davantage de glorifier l’action héroïque des abolitionnistes blancs que de s’étendre sur les ravages causés par la traite et l’esclavage. Nous posons donc comme hypothèse de travail qu’il pourrait y avoir une affinité avec ce que l’on a appelé le régime mémoriel abolitionniste de l’esclavage. Une telle hypothèse ne pourra toutefois être confirmée qu’au prix d’une large enquête empirique. Nous souhaiterions savoir notamment si l’année 2007 a pu jouer en Grande-Bretagne la fonction d’un « tournant » qui s’apparenterait à celui observé en France en 1998, en termes de « crises de sens et de croyances » du régime mémoriel abolitionniste.