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La Lettre n° 52 | Échos de la recherche
Brigitte Derlon, élue directrice d’études par l’assemblée des enseignants en juin 2011

Brigitte Derlon, élue directrice d’études par l’assemblée des enseignants en juin 2011

Qu’elles se manifestent par des affects, des discours ou des actes, les réactions que les œuvres d’art suscitent chez leurs publics sont constitutives de leur sens. C’est dire qui celui-ci ne s’épuise ni dans leur forme sensible ni dans les intentions de leurs créateurs. Des gestes de vénération à la jouissance de l’esthète, de la crainte provoquée par le masque rituel au jugement savant du critique, de la pratique de la collection à celle de la copie, les modalités de la réception des arts sont multiples, comme le sont aussi les œuvres, leurs contextes culturels et sociohistoriques, ainsi que les communautés de leurs spectateurs.

Ethnologue, initialement spécialiste de l’art rituel mélanésien, j’effectue désormais des recherches sur la réception et l’appropriation de l’art à partir d’enquêtes ethnographique menées en France. Ce déplacement de mes intérêts, fruit de l’évolution de ma réflexion sur une quinzaine d’années depuis mon élection à l’École en 1995, s’inscrit dans une démarche visant à dépasser les limitations qu’imposent à l’anthropologie de l’art des clivages hérités de traditions académiques et intellectuelles.

En tant que domaine disciplinaire, l’anthropologie de l’art s’est historiquement construite comme l’étude ethnologique des arts extra-européens, et plus précisément des arts dits « tribaux » d’Afrique, d’Océanie et des Amériques. Quand ses spécialistes font des incursions dans le domaine de la réception des productions européennes, ils tendent à les réserver à leurs formes religieuses, populaires et urbaines, laissant l’exploration des arts plus prestigieux à l’histoire, la philosophie, la critique et la sociologie. De plus, si certains d’entre eux se sont intéressés à la réception occidentale des arts extra-européens, ce fut souvent de façon critique et sans adopter la méthode ethnographique ni la neutralité axiologique pourtant au principe de leurs enquêtes. Ainsi, dans les conceptions esthétisantes ou primitivistes des artefacts « ethnographiques », beaucoup n’ont voulu voir que l’expression emblématique de l’arrogance occidentale, par refus de dissocier les formes interprétatives et matérielles de leur « appropriation culturelle ». Autrement dit, la reconfiguration du sens de ces objets qui s’est opérée en Europe avec leur entrée dans les collections (publiques et particulières) n’a pas été perçue comme un phénomène propre aux transferts culturels en général, équivalant aux réinterprétations des objets européens par les populations colonisées. Elle a été appréhendée sous un angle exclusivement politique, comme un prolongement condamnable de la colonisation des territoires d’origine de ces artefacts et de leurs collectes in situ par des procédés souvent peu glorieux.

Animées de la volonté de rompre avec ce « grand partage » des types d’œuvres et de sociétés qui gouverne encore les études sur l’art, mes recherches entendent contribuer au développement d’une anthropologie transculturelle de la réception et de l’appropriation interprétative des arts plastiques et picturaux.

La question controversée de la réception occidentale des arts extra-européens — que j’ai notamment abordée dans un ouvrage portant sur les motivations de leurs actuels collectionneurs privés — me sert à clarifier le concept d’« appropriation culturelle », à critiquer certaines dérives du postcolonialisme, mais aussi à revisiter un pan de l’histoire récente de la discipline anthropologique marquée par des approches concurrentes des interprétations exogènes des objets. L’intégration de l’art européen à ma réflexion, grâce à des enquêtes sur les collectionneurs d’art contemporain et les copistes, favorise le décentrement du regard anthropologique en l’ouvrant à d’autres perspectives que les seules appropriations interprétatives pratiquées par des groupes dominants à propos des arts de populations anciennement colonisées. D’un côté, il s’agit de tirer profit des recherches des historiens et des sociologues qui se sont refusés à écarter certains « récepteurs » au nom de leur illégitimité supposée et n’ont cessé de souligner le caractère profondément actif de la réception qui crée et recrée le sens des œuvres littéraires, artistiques et musicales. De l’autre, il s’agit d’apporter une contribution à ces recherches grâce à des enquêtes ethnographiques s’attachant à rendre compte de la manière dont les acteurs expérimentent et conceptualisent les phénomènes de réception. Mes enquêtes en cours interrogent les effets respectifs de certains types d’art (primitif, contemporain, classique) et de certaines pratiques amateurs ou professionnelles (collection, copie) dans la construction collective du goût et l’appropriation intellectuelle, affective et imaginaire des œuvres. Enfin, la comparaison de certains résultats de ces enquêtes récentes avec les données issues du rapport à l’art dans les sociétés extra-européennes permet d’esquisser une anthropologie transculturelle de l’expérience esthétique, soucieuse de rendre compte du caractère pluridimensionnel de l’art, des conceptions du « beau », ou encore du rôle des projections imaginaires dans la réception des œuvres.