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La Lettre n° 51 | Échos de la recherche
Jérôme Bourdieu, élu directeur d’études cumulant par l’assemblée des enseignants en juin 2011
Crédits : Louise Bourdieu

Jérôme Bourdieu, élu directeur d’études cumulant par l’assemblée des enseignants en juin 2011

Je suis un historien économiste et mes travaux portent sur l’évolution dans la longue durée des inégalités de richesse et sur les mécanismes de différenciation économique et sociale dans la France contemporaine. Les inégalités, comme système durable de différences entre les situations individuelles, ont partie liée avec l’histoire : elles traduisent la tension entre, d’un côté, l’ordre social par lequel elles existent et perdurent et, de l’autre, les antagonismes, les forces de changement, la violence même qu’elles annoncent à chaque moment et parfois libèrent.

On le constate à l’étape même de la construction des indicateurs qui permettent de les appréhender : mesurer la richesse économique individuelle, c’est à la fois une opération de réduction qui consiste à calculer la valeur monétaire d’un agrégat de biens détenus par un individu particulier et une opération d’identification et de classification pour tenter de conserver les propriétés des différents types de capital qui caractérisent ces biens. Dans cette classification sont inscrites les structures institutionnelles et sociales qui fondent la valeur économique de chaque bien. Pour parler d’inégalité, pour comparer dans l’espace et dans le temps des situations individuelles, il n’y a pas d’autre choix que de tenir pour évidente l’opération d’homogénéisation liée la conversion en valeurs monétaires commensurables de différents types de capitaux détenus par différents agents appartenant les uns et les autres à des espaces sociaux et des situations historiques différentes. Pourtant, il ne va pas de soi qu’il soit toujours possible de détacher la valeur des choses des choses elles-mêmes : être propriétaire d’une maison familiale, d’un fonds de commerce ou d’un portefeuille d’actions renvoie à des formes de richesses dont on peut comparer les montants mais dont les propriétés sociales et historiques ne se sont par réductibles à leur contrevaleur économique. D’autres actifs qui ne sont pas valorisés monétairement comme tels – avoir une qualification professionnelle dotée d’un statut, savoir lire et écrire, vivre en ville plutôt qu’à la campagne –, ont pourtant une place importante pour définir la position des agents sociaux, y compris dans la dimension économique.

Ce qui m’intéresse, c’est d’analyser les relations entre ces différentes manières possibles de percevoir la richesse économique et, notamment, d’analyser les structures historiques (et leurs transformations) dont dépendent les termes de l’échange entre ces différentes acceptions de la richesse. La signification qu’il faut accorder à la richesse économique individuelle change dans l’espace social et dans la durée historique, en fonction, par exemple, des structures familiales et des transformations des institutions de prise en charge collective de la vieillesse : le rôle du patrimoine économique individuel est profondément différent selon qu’il prend la forme d’une ferme dont il faut reprendre l’exploitation pour en profiter, quand il est composé d’un portefeuille de titres financiers qu’il faut savoir gérer pour financer sa fin de vie ou quand il prend la forme de droits à pension garantis par un système de retraite institutionnalisé. Mes travaux s’appuient sur la construction de données historiques originales, produit d’une accumulation collective de longue haleine : la partie centrale de ces données est constituée par la base dite TRA ; elle contient un ensemble très riche d’informations individuelles à la fois démographiques et patrimoniales sur un échantillon représentatif d’individus morts en France entre le début du XIXe siècle et les deux premiers tiers du XXe siècle (qui ont en commun d’avoir un patronyme dont les premières lettres sont T, R, A). Elle rassemble des informations démographiques liées à l’état civil et des informations économiques sur les patrimoines détenus au moment du décès issues des archives de l’Enregistrement. La base ainsi constituée comporte environ 100 000 individus pour lesquels il est possible de construire des liens généalogiques partiels. On dispose ainsi d’un instrument d’observation des inégalités individuelles et de leur évolution sur une durée longue ainsi que des comportements familiaux et des logiques intergénérationnelles. Cette base est en un sens vouée à s’enrichir toujours et à servir de matrice à d’autres enquêtes empiriques nominatives qui viennent s’y greffer de manière cumulative (données sur les conscrits militaires, sur les pensionnés, sur les électeurs censitaires, etc.).

Mon programme de recherche pour les prochaines années s’organise autour de quatre directions principales : la première consistera à construire une histoire économique des inégalités patrimoniales qui prennent la mesure du caractère multidimensionnel de la richesse économique et des changements du rôle de la richesse économique sous ses différentes formes dans la formation des inégalités. Cette analyse va de pair avec une analyse de la mobilité économique et sociale, c’est-à-dire de la transmission familiale de la richesse économique, qu’il faudra penser en relation avec d’autres modes non familiaux de perpétuation des inégalités sociales. La troisième direction, en partie liée à la précédente, consistera à un renversement de perspective pour voir comment la ou, plutôt, les logiques familiales s’ajustent aux changements longs du rôle de la richesse économique et notamment à voir comment elles peuvent investir d’autres modes de reproduction, notamment avec la montée de l’investissement des familles dans l’éducation des enfants, quand d’autres formes de liens familiaux tels que la cohabitation peuvent décliner. Enfin, je souhaite examiner les effets sur la distribution et le rôle du patrimoine économique de la montée du salariat et des institutions qui lui sont liées. L’ensemble de ces recherches s’inscrit dans un projet à la fois personnel et commun à un groupe de co-auteurs mais aussi dans un programme de recherche plus large qui vise à étudier des transformations économiques sous l’angle de la protection sociale, comprise comme l’espace des institutions qui participent de la définition collective et largement étatique de la régulation sociale des inégalités.