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La Lettre n° 50 | Échos de la recherche
Antoine Lilti, élu directeur d’études par l’assemblée des enseignants en juin 2011

Antoine Lilti, élu directeur d’études par l’assemblée des enseignants en juin 2011

Les Lumières présentent la spécificité d’être à la fois un objet historique, qui continue de susciter de nombreux travaux, et une question théorique, plus que jamais au cœur des débats sur les ambivalences de la modernité. Qu’il s’agisse des fondements du libéralisme politique et économique, des paradoxes d’une sécularisation inachevée ou des enjeux de la globalisation, les Lumières sont sans cesse invoquées, contestées ou revendiquées, et sommées de fournir un récit des origines de la modernité. Mon travail consiste à essayer de problématiser cet héritage à partir d’enquêtes historiques. Il vise notamment à articuler l’histoire sociale des pratiques culturelles, l’histoire intellectuelle et la réflexivité historiographique. Il se déploie selon trois axes principaux.

Une première enquête en cours porte sur les formes de la notoriété au tournant du XVIIIe siècle. L’objectif est de comprendre la valeur sociale et personnelle attribuée aux individus par leurs contemporains dans une période de remise en cause de la société d’ordre et de médiatisation accrue des rapports sociaux. Cette recherche s’inscrit dans la continuité de mes travaux précédents sur les sociabilités culturelles dans l’Europe des Lumières. Ils m’avaient conduit à explorer les mécanismes de construction des réputations dans le cadre des élites mondaines et des salons parisiens, qui se situent à l’interface du monde de la cour et des dynamiques propres des mondes littéraires et intellectuels. Je m’attache aujourd’hui à étudier de plus près la recomposition des figures de la gloire, d’origine aristocratique mais aussi religieuse, et surtout à décrire l’émergence d’un nouveau régime de la célébrité qui, de Jean-Jacques Rousseau à Lord Byron, transforme en profondeur les conditions du succès artistique et les formes de la reconnaissance sociale. À la différence de la gloire, qui repose sur l’admiration collective et la commémoration, et de la réputation, qui implique l’évaluation par des pairs ou par de petits groupes d’interconnaissance, la célébrité repose sur la curiosité d’un vaste public. Elle est indissociable des mutations de l’espace public et de la culture visuelle, de l’essor de la presse et de la commercialisation de la culture. L’hypothèse est que la célébrité représente la forme de grandeur personnelle correspondant aux sociétés démocratiques et sécularisées, mais qu’elle est nécessairement instable et peu légitime parce qu’elle implique un public indéfini dont elle révèle les ambivalences.

Un deuxième chantier concerne l’histoire intellectuelle des Lumières, et en particulier le mouvement d’autodéfinition qui aboutit à penser l’Europe non plus comme une entité religieuse ou géographique, mais comme le résultat d’une histoire singulière et cumulative. Ce lien paradoxal entre l’universalisme rationaliste des Lumières et l’affirmation d’une exemplarité européenne correspond à la dimension proprement historiciste des Lumières et donne sa forme caractéristique au concept de « civilisation ». À distance aussi bien de la célébration des Lumières que de leur condamnation postcoloniale, il s’agit donc de comprendre les rapports que les Lumières entretiennent avec l’histoire comme savoir et avec l’altérité culturelle comme défi. Le corpus transnational des histoires de l’Europe, de Voltaire à Gibbon, offre un bon observatoire des ambiguïtés d’un universalisme historiciste, dont nous sommes en partie les héritiers.

Cet héritage des Lumières, justement, est le troisième axe de mes recherches. Il mérite d’être appréhendé dans une perspective attentive aux différentes temporalités, aux formes actives des appropriations et des reconstructions. Il est ainsi possible de mener une généalogie des figures de la critique, depuis les philosophes des Lumières jusqu’aux figures contemporaines de l’engagement ou de la radicalité. Le XVIIIe siècle offre une matrice de la critique sociale et une ressource originelle perpétuellement réinventée, selon des formes très différentes. Si on associe fréquemment la dimension critique des Lumières et l’appel à l’opinion publique au nom de la raison, il existe d’autres formes de critique sociale qui trouvent leur origine au XVIIIe siècle, comme celle, inaugurée par Rousseau, qui met en scène la personne même du critique, son authenticité et sa subjectivité, et en appelle davantage au sentiment du peuple qu’à la raison du public. Je souhaite enfin poursuivre le projet d’une historiographie critique des Lumières, de leurs catégories interprétatives et de leurs usages politiques dans des contextes spécifiques, tel celui des années 1930 (avec notamment les œuvres d’Ernst Cassirer et de Paul Hazard), ou celui des années 1980 (Jürgen Habermas, Michel Foucault). Il s’agit d’explorer ainsi l’historicité plurielle des Lumières, leur capacité à être actualisées dans des temporalités hétérogènes. J’espère ainsi contribuer à questionner la façon dont la modernité ne cesse de façonner ses propres récits de fondation, mais aussi la manière dont les sciences sociales peuvent problématiser, sans incantation, les ressources épistémologiques et critiques que leur ont léguées les Lumières.