Navigation – Plan du site
La Lettre n° 50 | Échos de la recherche
Gisèle Sapiro, élue directrice d’études cumulante par l’assemblée des enseignants en juin 2011
Crédits : Hannah

Gisèle Sapiro, élue directrice d’études cumulante par l’assemblée des enseignants en juin 2011

Qu’est-ce qui fonde l’autorité de professions intellectuelles et leur pouvoir symbolique ? Cette problématique relie les différentes recherches que j’ai menées sur les écrivains – de leur engagement politique aux conceptions de leur responsabilité, en passant par leur organisation professionnelle –, au projet sur la sociologie du désintéressement.

Le projet part d’un constat : au moment où l’usage de la notion d’intérêt se restreint à son acception économique, au XVIIIe siècle, celle de désintéressement commence à être revendiquée par un ensemble d’activités, comme la littérature, l’art, le droit, qui se définissent par opposition aux valeurs mercantiles et au travail manuel. Cette notion fonde, depuis Kant, les théories esthétiques modernes et les conceptions de la réception des biens culturels. Elle est également au cœur de la revendication d’autonomie des professions intellectuelles et artistiques. La notion de désintéressement comme schème de perception, d’évaluation et d’action permet d’élucider la relation entre trois définitions de l'autonomie: la conception kantienne de l’autonomie de la raison, celle de la sociologie des professions, et celle de la théorie des champs.

Mes travaux ont abordé la question de l’autonomie sous des angles différents. La recherche sur le champ littéraire français sous l’Occupation allemande (La Guerre des écrivains, 1940-1953, Fayard, 1999) a fait apparaître les formes d’autonomie littéraire qui subsistent dans une conjoncture de forte contrainte politique. Les choix politiques des écrivains ne sont pas réductibles à leurs propriétés sociales, ils sont médiatisés par les enjeux propres au monde des lettres, lesquels sous-tendent aussi les formes de politisation dans cet univers. Les procès d’auteurs de la Restauration à l’épuration (La Responsabilité de l’écrivain, Seuil, 2011) ont constitué un terrain privilégié pour retracer le processus d’autonomisation du champ littéraire par rapport à la morale publique à travers les luttes pour la liberté d’expression et l'élaboration d'une éthique professionnelle distincte de la responsabilité pénale, fondée sur la notion de désintéressement. Éthique qui s’est incarnée dans deux postures opposées : l’art pour l’art et l’engagement politique. Les enquêtes sur la circulation des livres de littérature et de sciences humaines par voie de traduction (analyse des flux de traduction et du rôle des intermédiaires, éditeurs, traducteurs, agents littéraires, représentants étatiques) interrogent les conditions de maintien de l’autonomie de la production intellectuelle dans la conjoncture de la mondialisation du marché du livre.

Le projet sur le désintéressement se décline au double niveau de l’histoire des catégories éthiques de l’entendement lettré et de la sociologie des pratiques qui s’en réclament, dans le cadre d’une approche de sociologie historique. En premier lieu, une histoire sociale du concept de désintéressement, des conditions de son apparition, de sa circulation entre les différents espaces de la production intellectuelle et entre les cultures (Allemagne, Angleterre, France), ainsi que de ses usages. Servant à classer et à distinguer différents types d’activité par opposition à l’utilitarisme, ce concept contribue au fondement de l’ordre symbolique et à ses principes de hiérarchisation. L’antinomie désintéressement-utilitarisme a ainsi pu être employée pour opposer arts et sciences, science pures et sciences appliquées, sciences de l’homme et sciences de la nature, ainsi que les modes de consommation culturelle savant et populaire.

Le deuxième niveau aborde le désintéressement comme ethos professionnel à travers une étude des modalités de sa mise en pratique dans les activités intellectuelles et artistiques, et de sa traduction dans leur organisation. Ceci consiste en une analyse comparée de leur développement professionnel – avec, en particulier, une étude socio-historique de la propriété intellectuelle – et des formes d’engagement de leurs membres (par exemple, le prophétisme vs l’expertise). À l’heure de la mondialisation qui renforce les contraintes économiques pesant sur les industries culturelles, se pose la question des conditions sociales de la circulation des œuvres et des idées et du maintien de cet ethos professionnel.