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La Lettre n° 50 | Échos de la recherche
Michel Naepels
Crédits : Célestin Ngombe

Michel Naepels, élu directeur d’études cumulant par l’assemblée des enseignants en juin 2011

Je cherche à réaliser une anthropologie politique de la violence et de ses effets différés, au moyen d’une approche à la fois pragmatique et historique, comme point d’ancrage d’une réflexion plus générale sur les logiques du politique. L’étude des faits de violence est importante dans le renouvellement des objets de l’anthropologie politique, parce qu’ils mettent en jeu et en question l’identité personnelle, les normes de justice et de dignité, les relations entre les sujets et leurs communautés proches ou imaginées. Ce domaine d’analyse est aussi particulièrement éclairant pour rendre compte des formes d’action des individus et des groupes inscrits dans des relations de pouvoir. Pour mener à bien ce projet, je cherche à combiner trois moyens : la centralité de l’ethnographie comme source de matériaux empiriques ; la diffraction de ma problématique sur deux terrains d’enquête (en Nouvelle-Calédonie et au Katanga, dans l’est du Congo) ; et enfin un fort investissement épistémologique.

Par son instrument privilégié d’accès au monde social qu’est l’enquête ethnographique, l’anthropologie a la capacité d’aborder les faits de violence dans leur hétérogénéité et leur complexité. Après avoir étudié les guerres, les conflits et les usages de la violence physique depuis un siècle et demi à Houaïlou, dans une région rurale de Nouvelle-Calédonie, je poursuis l’examen des évolutions sociales contemporaines des mondes ruraux calédoniens pour décrire les formes qu’y prend la construction d’une gouvernementalité post-coloniale. De plus, je m’intéresse désormais aux reconfigurations sociales locales qui suivent les moments de très grande violence à partir d’un second terrain d’enquête, au Katanga. L’après-coup de la guerre constitue un lieu privilégié de saisie de la dynamique sociale, et des modalités d’inscription des acteurs dans de nouvelles configurations de rapports politiques. Ma démarche vise à dépasser l’opposition du conflit et du post-conflit, en préférant l’articulation de plusieurs échelles temporelles à l’habituelle focalisation sur la crise.

Dans les vingt dernières années, la région de Pweto où j’engage cette nouvelle enquête a connu comme l’ensemble du Katanga les violences et les nombreuses expulsions commises en 1991-94 dans un moment de forte mobilisation ethniciste. La guerre qui opposa à partir de 1998 le régime de L.-D. Kabila à ses anciens soutiens rwandais et ougandais donna lieu à la stabilisation d’une ligne de front à Pweto même, et à d’importants déplacements contraints de populations locales. Puis la même région subit entre 2003 et 2006 les crimes extrêmement violents d’une milice d’enfants-soldats et un certain nombre d’exactions commises par l’armée régulière congolaise, avant le retour des réfugiés rapatriés en 2010 des camps zambiens. Dans le contexte actuel de moindre actualité de la guerre, j’essaye de décrire les formes et les procédures de redéfinition de l’ordre et de la légitimité politique, de reconversion des pratiques violentes, de construction de nouveaux rapports sociaux, de gestion de l’incertitude. La démobilisation des miliciens comme les retours de réfugiés rend la période de recomposition actuelle fort délicate à affronter pour les organisations sociales rurales, en même temps que particulièrement adaptée à l’élucidation des transformations que les événements violents des dernières années ont pu susciter dans les rapports sociaux et politiques locaux, notamment domestiques et segmentaires. Je les aborde à partir d’une multitude de lieux d’observation, d’interlocution, d’entretien : chefferies villageoises, tribunaux coutumiers, paroisses, ONG intervenant auprès des démobilisés et des retournés, associations « ethniques ».

Je déploie ainsi une double historicisation de l’anthropologie, par la prise en compte de l’histoire coloniale, et par l’examen des temporalités qui traversent une situation d’après-guerre. L’enquête ethnographique permet de cette manière d’accéder aux rémanences et aux effets actuels de la violence passée, aux procédures d’historicisation, d’oubli ou de déni qui les accompagnent, comme aux manières de vivre avec l’irrésolu. Enfin, ces perspectives d’anthropologie politique m’ont amené à m’interroger sur la construction du savoir anthropologique en abordant notamment les relations entre histoire et anthropologie, et sur les effets de connaissance du dispositif ethnographique, qui permet de produire des données à partir de situations d’interaction et d’interlocution.